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Anastasia Shybiko

16 December 2020

Vilne Radio: Informer dans le Donbass

Une station de radio dans l’est de l’Ukraine, une région déchirée par la guerre, est la seule source d’information indépendante à diffuser des actualités locales et nationales et à aborder les difficultés de la vie dans le Donbass au quotidien

Anastasia Shybiko

 Цей матеріал також доступний українською

« Pour favoriser le changement dans le Donbass, il faut vivre sur place et être à l’écoute de la population. Sans cela, personne ne vous fera confiance et vous ne pourrez rien changer », confie Anastasia Shybiko, co-fondatrice de Vilne Radio (Radio libre), une petite station de radio indépendante qui émet depuis Bakhmut, dans l’est de l’Ukraine à la fois pour la zone contrôlée par l’Ukraine et la zone occupée par la Russie de la région du Donbass, lors d’un entretien accordé au FEDEM.

« Les mauvaises informations peuvent avoir un effet dévastateur »

L’interminable conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine dans le Donbass a déjà coûté la vie à plus de 13 000 personnes et causé le déplacement de près de 1,4 million d’habitants, tandis que 75 000 personnes ont fui en Russie. La population restée sur place, souvent plus âgée et fragile sur le plan social, vit dans des conditions précaires. La crise de la Covid-19 n’a fait qu’empirer les choses avec la fermeture de nombreux postes de contrôle le long de la ligne de démarcation. Les habitants peinent à satisfaire leurs besoins élémentaires, à rendre visite à leur famille et à bénéficier des services sociaux essentiels.

Pour la journaliste qu’est Anastasia, s’il est une guerre qui la préoccupe particulièrement, c’est bien la guerre de l’information sur le conflit. « Les mauvaises informations peuvent avoir un effet dévastateur », déclare-t-elle.

Comme elle le fait remarquer, la plupart des habitants du Donbass s’informent auprès de chaînes de télévision et de stations de radio russes. Ils sont nourris à la désinformation qu’il est ensuite très difficile de réfuter. Le peu de stations de radio ukrainiennes opérant dans la région sont généralement très mal captées.

« Le problème, c’est que les gens ne remettent pas en question les messages qu’ils entendent. Ils tiennent l’armée ukrainienne responsable de tous leurs maux et voient l’Ukraine comme un pays corrompu, parce que c’est ce qu’ils entendent sur les médias russes. Ils se disent qu’ils vivraient mieux en Russie, qu’ils auraient un meilleur salaire et une bonne retraite. La vie serait comme au bon vieux temps de l’Union soviétique. Pour eux, la Russie et l’Union soviétique sont la même chose. C’est comme s’ils vivaient dans un monde parallèle car la vision qu’ils ont des choses ne reflète pas la réalité de leur vie au quotidien », confie Anastasia.

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La seule radio à s’intéresser aux questions locales

À peine âgée de 24 ans, Anastasia comprend parfaitement les complexités inhérentes au conflit dans le Donbass. Elle travaille dans la région depuis l’éclatement de la guerre en 2014, combinant alors ses études de journalisme à Lviv avec des missions de pigiste pour Hromadske Radio, ce qui lui a valu la reconnaissance de ses pairs pour sa couverture des événements depuis la zone de combat. Elle s’est définitivement installée dans la région en 2018, lorsque Vilne Radio fut fondée, motivée par la volonté « d’accomplir quelque chose d'important pour [mon] pays, et il n’y avait de meilleur moment pour le faire. »

Radio bilingue, Vilne Radio a été fondée par Anastasia et deux hommes d’affaires expérimentés Dmitry Kozyarsky et Ilya Lysenko. Comme Anastasia, les deux hommes connaissent bien le Donbass. Ils étaient déjà impliqués dans l’association caritative ASAP Rescue qui se charge de l’évacuation médicale dans la région.

Ils voulaient tous trois lancer une radio FM établie dans le Donbass et axée sur les événements dans les territoires occupés et les communautés situées en première ligne. Aujourd’hui, Vilne Radio est la seule radio locale à parler des questions régionales. Sur l’équipe initiale de neuf personnes, seules Anastasia et la rédactrice en chef de la radio, Anna Serdiuk, avaient une expérience des médias.

La station diffuse désormais des actualités locales et régionales, aborde des sujets sociaux et les défis pour la population qui vit au quotidien dans une zone de conflit, sans compter qu’elle endosse également le rôle de gendarme de l’action et des décisions des autorités locales. Grâce au soutien du FEDEM, la station émet 24/24  et 7/7 j depuis déjà deux ans.

Anastasia est une personnalité connue dans le Donbass et elle se déplace partout dans la région.

« Nous couvrons les sujets qui comptent pour la population et nous connaissons la région. Nous informons les gens sur les subventions auxquelles ils peuvent prétendre pour lancer une activité et sur les bourses d’études proposées pour aider les jeunes à suivre des formations et améliorer leurs perspectives d’avenir. Nous faisons intervenir des experts pour lutter contre la désinformation et les fake news. Parce que nous vivons tous sur place, nous cernons parfaitement les difficultés que la population rencontre dans cette région. C’est ce qui nous distingue des autres médias et nous rend plus légitimes. Les journalistes dépêchés par des médias nationaux ne restent sur place que quelques jours, le temps de faire leur reportage. Ils ne peuvent pas analyser les événements comme nous le faisons. Ils n’appréhendent pas les choses de la même façon », insiste Anastasia.

Une source d’informations essentielle dans le Donbass

Au cours des deux dernières années, Vilne Radio s’est imposée comme une importante source d’informations dans le Donbass, à tel point que ses célèbres consœurs comme Fakty, Texty.org, Novoye Vremya et la BBC relayent régulièrement les informations exclusives publiées sur son site, à l’image du récent article dans Texty.org sur les décisions de justice avec des ramifications au niveau national concernant l’état de la sécurité en Ukraine.

L’équipe ne s’est épargnée aucun effort pendant la pandémie de Covid-19, actualisant sans cesse les taux de contamination dans la région, réalisant des entretiens avec des médecins, des patients et leur famille sur la réalité du virus et publiant des articles quotidiens sur son site Web bilingue. Elle prend très au sérieux son rôle d’acteur de la santé publique en informant la population locale sur le virus et les mesures à respecter pour se protéger. Anastasia reconnaît que la tâche n’a pas été simple en raison de la surabondance de fausses informations sur la Covid-19. Mais face aux nombre croissant de malades dans la région, les gens commencent à écouter.

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Couvrir les élections

Des élections locales se sont tenues en Ukraine fin octobre, les premières depuis dix ans à Bakhmut et dans d’autres villes du Donbass. Certains membres de l’équipe d’Anastasia ont été testés positifs, ce qui ne l’a pas empêchée de couvrir elle-même les élections. Elle a observé la manière dont les patients hospitalisés pour cause de Covid-19 ont voté, elle a révélé les obstacles rencontrés par les électeurs à mobilité réduite et elle a dénoncé toutes les violations constatées.

Elle relate la manière dont des membres d’une commission électorale locale ont insulté et harcelé des journalistes de Vilne Radio, des actes malheureusement pas isolés et dont ils avaient déjà été victimes par le passé. Cet incident a par la suite été repris par les médias nationaux Censor.net, Detector Media et d’autres encore.

La difficile réalité d’un média dans le Donbass

Il n’est pas simple de diriger une entreprise dans le Donbass, et comme de nombreux autres avant elle, Vilne Radio a fait les frais de cette spécificité régionale.

L’équipe a dû déménager à brève échéance en raison de pannes de courant répétées qui interrompaient le signal radio. Le roulement de personnel est incessant. Il est impossible de générer des revenus commerciaux viables. Anastasia tient à préciser que c’est sa détermination à n’accepter aucune source de revenus susceptible de compromettre l’indépendance de la station qui l’a conduite à refuser de diffuser des messages politiques des partis dans la période pré-électorale.

Plus préoccupant encore, dans une région où la radio FM est le meilleur moyen de s’adresser à la population locale, la station doit désormais se contenter d’une présence en ligne, sa fréquence FM ayant été bloquée par la Radio Rossiya, soutenue par le Kremlin. Malgré ces difficultés, Vilne Radio est parvenue à fidéliser ses auditeurs qui la suivent en streaming. Le mois dernier la radio a enregistré 170 000 visiteurs uniques sur son site.

Face à ces obstacles, Anastasia reste optimiste. La station souhaite acquérir une nouvelle licence d’émission FM malgré son prix faramineux. Elle remercie le FEDEM pour son soutien qui a permis à la station de recruter une équipe de professionnels et de continuer à opérer afin d’obtenir d’autres sources de financement autonome.

Anastasia reconnaît que quand elle est arrivée à Bakhmut il y a deux ans, elle ne pensait rester que trois mois. Elle s’est vite rendu à l’évidence que pour pouvoir couvrir les événements ici, il lui fallait être sur place et y participer. Elle ne conçoit plus du tout d’en partir pour l’instant. Vilne Radio est un réel atout pour la population locale. « Notre travail apporte un véritable plus aux habitants de la région. Nous avons accompli tellement de choses depuis deux ans », conclut-elle.