Karim Beidoun et Hakawati
1 December 2020Adapter l’art de la narration ancestrale au 21e siècle
Une société établie à Beyrouth produit des podcasts qui comptent parmi les plus écoutés du Moyen-Orient. L’une de ces émissions, « Khilqit Binit » diffuse des entretiens réalisés avec des femmes arabes qui ont réussi sur le plan professionnel. Elle figure parmi les 10 podcasts les plus téléchargés dans le monde arabe.

La tradition de la transmission orale à travers le conte et la narration est très ancienne et tout aussi ancrée dans le monde arabe. Depuis des milliers d’années, l’on va au café pour écouter des conteurs narrer leurs histoires passionnantes. Des histoires pour divertir et sublimer l’imagination, des histoires pour répondre aux besoins culturels, sociaux, voire religieux, qui trouvent un formidable écho auprès d’un public captivé.
Ces podcasts si prisés que propose Hakawati s’inscrivent dans la continuation de cette ancestrale tradition, à la seule différence qu’ils sont adaptés aux outils du 21e siècle, explique Karim Beidoun, fondateur de la société.
Sept émissions de podcast
À l’occasion d’un entretien depuis les locaux de Hakawati à Beyrouth, Karim nous en dit plus sur sa société qui propose sept émissions adressées à des marchés et à des publics différents.
Elles portent toutes sur des sujets variés, notamment The Men’s Room, un podcast en anglais animé par l’écrivaine et journaliste Nadia Michel et qui donne une perspective occidentale du Moyen-Orient, des podcasts en arabe comme Straight Talk animé par la sexologue Sandrine Atallah, The Power of Love, un podcast sur la guérison par l'énergie, la positivité, le reiki et la méditation, Taboo une émission sur la santé mentale présentée par la psychologue Warde Bou Daher, ainsi qu’une émission de divertissement qui met en avant les nouveaux artistes et influenceurs très prometteurs de la génération Z.
À l’image des conteurs de tout temps, ces podcasts produits par Hakawati abordent un vaste éventail de sujets et de thèmes. Ils sont instructifs et passionnants, présentant aux auditeurs des idées neuves et des concepts novateurs. Ils répondent aux centres d’intérêt et aux attentes des auditeurs. Ils sont présentés par des experts. Ils remettent en question les stéréotypes et portent sur des sujets souvent tabous dans le monde arabe.
Et tous les podcasts sont animés par des femmes.
Khilqit Binit – Récits captivants de femmes arabes qui réussissent
C’est donc tout naturellement que Khilqit Binit (Une fille est née) donne la part belle aux femmes. Animée par la célèbre journaliste libanaise, Mona Saliba, cette émission ne s'intéresse pas à la beauté, ni à la mode, comme c’est souvent le cas dans le monde arabe. Elle propose, au contraire, des entretiens avec des femmes arabes qui ont réussi leur vie professionnelle et qui laissent leur marque dans le monde arabe. Cette émission figurait en 2019 dans la liste Apple des podcasts les plus écoutés.
Comme l’explique Karim, les amateurs arabophones des podcasts d’Hakawati sont essentiellement en Arabie saoudite, dans les pays du Golfe et en Égypte. Dans le contexte actuel d’une culture saoudienne qui s’ouvre comme jamais auparavant aux influences extérieures, ce pays de 35 millions d’habitants affiche un énorme appétit à l’égard de contenu fascinant comme celui que produit Hakawati.
Coup de projecteur sur les femmes saoudiennes et des pays du Golfe
C’est l’une des raisons qui ont poussé le producteur Mohamad Dankar et l’animatrice Mona Saliba à donner une tribune aux femmes saoudiennes, quand il a fallu planifier la deuxième saison de « Khilqit Binit » financée par le FEDEM.
« Nous en savons plus sur les femmes des pays du Levant ou d’Afrique du Nord, mais nous ne connaissons pas grand-chose des femmes qui entreprennent et réussissent en Arabie saoudite ou dans d’autres pays du Golfe. Force est de constater que dans ces pays les femmes qui s’épanouissent dans leur parcours professionnel ne manquent pas. Elles accomplissent des choses formidables, à l’image des femmes occidentales, mais elles n’en restent pas moins des femmes véritablement arabes. Elles sont enracinées dans la vie du Moyen-Orient », explique Karim.
Karim révèle que cette nouvelle saison de podcasts compte des entretiens menés avec la première présentatrice d’actualités saoudienne, une chef-cuisinière du Bahreïn en passe d’entrer dans le cercle très fermé des chefs étoilés Michelin, une femme qui a gravi le mont Everest et une entrepreneur qui dirige une entreprise florissante de livraison de repas sains aux écoles, ainsi qu’une société d’investissement en capital-risque qui conseille les start-ups informatiques.
Les podcasts ont suscité d’innombrables réactions positives de la part des auditeurs qui félicitent Hakawati et saluent la qualité du contenu qui non seulement est une source d'inspiration mais bouscule aussi les stéréotypes négatifs.
Hausse fulgurante de l’audience pendant la crise de la Covid-19
Comptant désormais des centaines de milliers d’auditeurs dans tout le Moyen-Orient et l’Amérique du Nord, Hakawati a parcouru du chemin depuis son lancement en juin 2019. Karim reconnaît que le confinement dû à la Covid-19 a largement contribué à cette envolée, les auditeurs étant plus enclins à écouter les podcasts depuis chez eux. Son objectif est d’atteindre le million d’auditeurs mensuels d’ici un an.
Il ne doute pas que Hakawati sera bientôt une entreprise viable et il est déjà en discussion avec plusieurs sociétés souhaitant parrainer les épisodes de podcasts. Même si cela reste encore modeste et si les revenus tirés de la publicité ont chuté pendant l’épidémie de Covid-19, il aime à penser que les choses s’amélioreront avec le temps. « La qualité du contenu est essentielle, maintenant plus que jamais », souligne Karim.
Pour lui, le succès de Hakawati repose en partie sur le choix de la technologie de streaming et sur le contenu. Sa formation d’ingénieur du son et son expérience de producteur d’une pièce de théâtre radiodiffusée pour BBC Arabic traitant de la guerre en Syrie ont suffi à le convaincre du pouvoir des mots et du potentiel des podcasts au Moyen-Orient.
« Nous ciblons la jeune génération. Les jeunes ne consomment pas les médias traditionnels. Ils veulent du contenu à la demande, et les podcasts sont un excellent moyen de s’adresser à eux. Les podcasts s’écoutent facilement pendant qu’on s’occupe à autre chose », ajoute Karim.
Hakawati et l’explosion du port de Beyrouth
Hakawati collabore avec des journalistes indépendants dans tout le Moyen-Orient et le studio de la société se trouve à Beyrouth. Comme pour des centaines de milliers d’habitants de la capitale, l’équipe a été très touchée par la récente explosion dans la ville. Karim se souvient qu’ils étaient en cours d’enregistrement au moment de la déflagration.
« Nous avons eu l’impression que le studio était englouti. Toutes les vitres se sont brisées. J’ai pensé à une attaque terroriste et que le bâtiment était en feu. Nous avons tous été très traumatisés », reconnaît-il.
L’équipe a produit une émission, accessible sur Apple, qui a donné la parole à des victimes de l’explosion, témoignant de leur expérience et relatant leurs émotions. L’émission produite par l’équipe sur la santé mentale s’est avérée être particulièrement importante pendant cette douloureuse période pour le Liban, considérée comme un « refuge » pour les auditeurs plus enclins à partager leurs histoires et leurs problèmes de santé mentale, un sujet qui n’est jamais abordé dans la région.
L’équipe travaille actuellement à la création de plusieurs nouvelles émissions et Karim laisse entendre qu’elles pourraient cette fois cibler d’autres territoires géographiques. Avec l’explosion que connaît la consommation de podcasts dans le monde entier, Hakawati s’imposera assurément comme un acteur incontournable.