Norbert Šinković
7 October 2020Association des journalistes indépendants de Voïvodine
La Serbie n’a jamais été un pays particulièrement propice à la profession de journaliste, mais six années de pouvoir du président actuel et ancien Premier ministre, Aleksandar Vučić, ont rendu la profession de journaliste indépendant nettement plus précaire.
Du propre aveu du président de l’Association des journalistes indépendants de Voïvodine (Nezavisnog društva novinara Vojvodine - NDNV), Norbert Šinković, la Serbie est désormais considérée être un pays où il est dangereux d’exercer la profession de journaliste et où les fausses informations sont non seulement tolérées mais également colportées par le gouvernement. De fait, les journalistes font l’objet d'une campagne haineuse nourrie par l’État, qualifiés de traitres et de militants de l’opposition, et la censure est devenue une constante dans leur vie.
La NDNV est une institution réputée en Serbie. Fondé à Novi Sad dans le nord de la Serbie en 1990, le premier syndicat indépendant pour journalistes dans l’ancienne Yougoslavie qui était alors attaquée par le régime de Slobodan Milošević, s’est fait rapidement connaître pour son action Prozor (Fenêtre, en serbe). En effet, tous les soirs, les membres lisaient depuis le balcon de leur bureau les vraies actualités du jour, en riposte à la propagande diffusée par les médias étatiques de Milošević.
Au fil des ans, la NDNV a renforcé son rôle de gendarme de l’action du gouvernement et de soutien aux journalistes. Le syndicat est ouvert à tous les journalistes qui adhérent à la mission de la NDNV, à savoir promouvoir le journalisme indépendant et respecter son code de déontologie. Un journaliste membre de la NDNV est de facto perçu comme intègre et non un outil de propagande.
Comme l’explique Norbert, la NDNV se charge de former les futurs journalistes. Elle propose un programme de stage de 10 mois avec des modules sur le journalisme éthique, le rôle des médias, le rôle des citoyens dans les médias et les médias numériques. À cet égard, ce programme de formation est une importante initiative pour l’avenir des médias en Serbie. Pendant les récentes élections du mois de juin, les stagiaires ont animé un blog en direct sur les réseaux sociaux, rendant compte du déroulement des élections via leurs téléphones mobiles, une première dans le pays.
Le très faible niveau d’éducation aux médias est un problème en Serbie. « L’idée selon laquelle à l’ère des réseaux sociaux n’importe qui peut s’improviser journaliste est très répandue. Mais si l’on y réfléchit, devenir journaliste exige une formation, au même titre qu’un médecin ou un enseignant. Il convient d’apprendre à travailler correctement. Nous voulons repenser le paysage médiatique, nous voulons donner les moyens aux journalistes et aux initiatives locales de travailler efficacement et nous voulons renforcer la relation de confiance entre les journalistes et les citoyens et encourager ces derniers à être plus actifs et à partager leurs informations », précise Norbert.
La crise de la Covid-19 a porté un coup supplémentaire à la liberté des médias en Serbie. Le gouvernement a déclaré l’état d'urgence en mars et tous les citoyens ont reçu l’ordre de ne pas quitter leur domicile du vendredi au dimanche. Dans ce contexte de confinement très strict, les journalistes ont eu beaucoup de mal à travailler. Beaucoup ont perdu leur emploi ces derniers mois, la baisse de recettes découlant de la publicité ayant contraint de nombreux médias indépendants à mettre la clé sous la porte.
Mi-mars, le gouvernement déclarait que toutes les informations sur la pandémie de Coronavirus devaient être centralisées et les hauts fonctionnaires recevaient l’interdiction de s’entretenir avec les journalistes. C’est dans ce contexte qu’Ana Lalić, journaliste pour Nova.rs et membre de la NDNV, fut arrêtée pour avoir publié un article dénonçant la pénurie d’équipement de protection individuelle (EPI) pour le personnel médical de la Clinique centrale de Vojvodina.
Les deux jours suivants resteront gravés dans la mémoire de Norbert comme les deux plus difficiles de sa carrière. « Nous avons mis toute notre énergie à suivre cette affaire. Nous n’avons pas dormi. Nous avons contacté toutes les ambassades et nos juristes pour qu’ils fassent pression sur les autorités. Nous avons dû organiser cette campagne en ligne, les manifestations étant interdites pendant le confinement. Grâce à tous ces efforts conjugués, Ana fut libérée au bout de 48 heures », relate Norbert.
Mais la levée de la garde à vue d’Ana Lalić n’a pas pour autant signé la fin de ses tourments. Norbert décrit une campagne de harcèlement concertée contre Ana, appuyée par la publication d’annonces payantes sur les réseaux sociaux et sur des jeux pour enfants sur téléphone portable, l’accusant d’être une menteuse et d’être animée par un sentiment anti-serbe. La NDNV a contre-attaqué et, comme l’explique Norbert, les membres étaient partout les jours et les semaines suivants, sur tous les réseaux sociaux serbes. Les pouvoirs publics n’ont finalement eu d’autre choix que de renoncer à leur politique d'informations centralisées. Le gouvernement n’a pas pris la peine d’expliquer ce virage, mais Norbert est persuadé que l’action de la NDNV y est pour beaucoup dans cette décision.
Il voit en ce succès une étincelle d’espoir pour l’avenir des médias serbes. « Nous avons vu que nous pouvions mobiliser notre société. Nous avons expliqué que le gouvernement avait franchi la ligne rouge. Je pense que pour ce qui est de la liberté des médias, la société serbe n’est plus une cause perdue », se réjouit-il.
Ces derniers mois, la NDNV est intervenue sur plusieurs fronts pour aider des journalistes à exercer leur travail. Grâce à l’aide versée par le FEDEM, elle a acheté des EPI qu’elle a distribués aux journalistes. L’association a rédigé des conseils et orientations en matière de santé publique à l’adresse des journalistes, présentant les mesures à prendre en environnement Covid-19 et elle a élaboré un programme d’aide juridique et du soutien psychologique en ligne pour les journalistes qui en ont besoin.
La NDNV a également lancé plusieurs nouveaux projets. Une nouvelle émission diffusée en podcast, intitulée ‘Reaguj’ (Agir) et présentée par de jeunes journalistes, aborde des sujets pertinents pour les populations locales. L’équipe travaille actuellement à l’élaboration d’un projet multimédia, « Les visages de la crise », qui donne la parole à douze personnes qui ont subi les effets de la Covid-19, que ce soit sur le plan économique et social ou sur le plan sanitaire.
La NDNV a sollicité une aide d’urgence auprès du FEDEM en 2019, à un moment où l’association se voyait condamnée à fermer. « Nos anciens bureaux étaient insalubres et nous n’avions pas les fonds pour les rénover, ni pour verser les salaires de nos employés. Grâce à l’aide versée par le FEDEM, nous avons emménagé et rénové un espace de coworking avec un pôle média pour nos membres. Nous avons également restructuré notre organisation afin de la rendre plus démocratique. Nous avons désormais un conseil d’administration, un comité de direction et un comité de la transparence. »
Norbert rapporte qu’au mois de mai, deux mois après la déclaration de l’état d’urgence, le gouvernement a finalement réuni l’Assemblée, comme le prévoit la Constitution serbe dans de telles circonstances. L’un des principaux discours prononcés à l’occasion de cette réunion fut une diatribe fracassante à l’encontre du travail des journalistes indépendants.
La NDNV ne tarda pas à riposter, envoyant à l’Assemblée son Code de déontologie. L’association a également créé une page sur son site Web sur laquelle elle a publié toutes les informations relatives à ses finances et à ses projets. « Nous mettons tout œuvre pour lutter contre la rhétorique pernicieuse et la vindicte à l’égard des journalistes et des salles de rédaction. Nous voulons montrer que nous sommes totalement transparents. »
Récemment, Norbert a vivement réagi aux injonctions formulées par un département du ministère des Finances serbe chargé de lutter contre le blanchiment d’argent et le terrorisme, adressées à une douzaine d’individus, d’ONG et de médias travaillant dans le domaine des droits de l'homme, de la transparence et de la lutte contre la corruption, les intimant de fournir toutes sortes de données bancaires. « Je ne suis pas contre les contrôles, mais il apparaît une fois de plus très clairement qu’il s’agit ici d’un moyen de pression sur les médias et les journalistes indépendants. C’est un abus de pouvoir politique. »
Il est fermement convaincu que pour l’avenir de la liberté des médias en Serbie, les instances internationales doivent continuer à faire pression sur les autorités serbes pour qu’elles respectent la liberté des médias et les droits de l'homme dans le pays.
Comme il voit les choses, deux options s’offrent aux journalistes indépendants en Serbie. « Nous pouvons renoncer. Nous incliner. Accepter la défaite. Ou nous pouvons poursuivre le combat, établir de nouvelles connexions et de nouvelles méthodes de communiquer avec les citoyens, et renforcer la confiance. » En dépit des obstacles, lui et les membres de la NDNV sont bien décidé à suivre la seconde voie, mais ils savent qu’ils s’apprêtent à livrer une rude bataille.