Yasar Adanali
2 October 2020La justice spatiale au cœur de l’aménagement
Le directeur du Centre pour la justice spatiale nous explique comment son équipe pluridisciplinaire s’y prend pour faire en sorte que la notion de justice spatiale soit placée au cœur de l’aménagement urbain et rural en Turquie.
Quand il a fallu trouver un nom au Centre pour la justice spatiale, ou Mekanda Adalet Dernegi (MAD) en turc, ses 18 membres fondateurs ont vu là l’occasion d’affirmer haut et fort leur position.
MAD est une organisation qui se consacre à la justice spatiale. Elle dénonce les répercussions que les méga-projets d’investissement en Turquie, généralement présentés par le gouvernement comme des symboles de progrès et d’évolution de la nation, ont sur la démocratie et les droits de l'homme.
Une organisation folle qui se bat contre des projets fous
Comme l’explique Yasar Adanali, directeur général de MAD, lors de cet entretien avec le FEDEM, ces ambitieux projets, comme la construction d’un canal de dérivation du Bosphore ou l’exploitation minière dans les régions de la mer Égée et de la mer Noire, sont lancés au mépris des préoccupations des citoyens et sans la moindre considération à l’égard des aspects environnementaux et de la sécurité. « Ce sont des projets complètement fous », ironise Yasar.
Selon lui, les Turcs sont las de la corruption et des malversations qui caractérisent ces méga-projets, et de leur impact négatif sur leur vie et leurs moyens de subsistance.
Dès le départ, l’équipe de MAD était bien décidée, comme le dit Yasar non sans malice, à être à la hauteur de leur nom, se qualifiant « d’organisation folle (‘mad’, en anglais) qui se bat contre des projets fous ».
Fondée en 2016, MAD est un concentré de spécialistes de diverses disciplines qui ont une approche holistique et interdisciplinaire de leur travail. Les collègues de Yasar sont architectes, urbanistes, défendeurs des droits de l'homme, juristes, artistes, géographes, chercheurs en sciences sociales, vidéastes et sociologues. Tous les projets sont menés à bien collectivement.
Comme l’explique Yasar, MAD se voit comme un espace public de discussion et de libre expression créé en réponse à un espace intellectuel déclinant en Turquie et à une liberté en recul pour les universitaires et les journalistes. L’équipe collabore avec des communautés locales pour faire pression sur les pouvoirs publics et les amener à reconnaître le droit à l’espace pour tous. Elle s’efforce essentiellement de mobiliser des citoyens marginalisés afin de les encourager à participer à ce combat.
Définition de la justice spatiale
À la question de savoir ce qu’est la justice spatiale, Yasar la définit comme l’élément central à toutes les questions de justice sociale. Pour lui, la justice spatiale est synonyme d’accès aux droits fondamentaux tels que le logement, l’éducation, les services publics ou le lieu de travail.
« Quand plus de 700 universitaires ont été limogés en 2016 au motif qu’ils avaient signé une pétition en faveur de la reprise du processus de paix avec les Kurdes, ils n’ont pas seulement perdu leur emploi, ils ont surtout perdu leur espace de travail », insiste Yasar.
Dans un pays comme la Turquie, Yasar est d’avis que les pratiques relatives à la gestion de l’espace empiètent sur les droits des citoyens et sont une source d’injustice. Il cite, par exemple, les énormes projets d’extraction et de construction plébiscités par les autorités malgré leurs répercussions négatives sur la vie des citoyens.
Yasar fait le parallèle entre la formation de MAD et l’espace qu’ils occupent aujourd'hui. Lui et plusieurs des membres fondateurs de l’organisation avaient préalablement collaboré sur un projet de construction de logements à Düzce, dans le nord-ouest du pays. Ayant besoin d'un espace, ils se sont installés dans ce qui était à l’époque un cabinet d’avocats. Alors qu’ils passaient ensemble de plus en plus de temps dans cet espace et apprenaient à se connaître, la nécessité de créer un centre articulé autour du concept de justice spatiale leur est progressivement apparue évidente.
« Je crois fortement en la spatialisation des luttes sociales. Quand les gens disposent d’un lieu qui leur permet de se réunir, ils partagent immanquablement une multitude d’expériences spatiales
enrichissantes. C’est ainsi que naissent les idées et que prennent forme des choses auxquelles personne n’avait peut-être pensé dans un premier temps. La création d’un espace est essentielle pour les mouvements sociaux », renchérit Yasar.
Offrir un espace de travail
Grâce au soutien du FEDEM, MAD intervient sur des projets de nature très disparate. Le Centre propose un espace de travail aux groupes et individus qui, à l’image de journalistes d’investigation, d’universitaires et de chercheurs, ont perdu leur travail en raison du caractère toujours plus autocratique de la politique turque.
MAD dirige une Académie de la justice spaciale (la « MAD Academy »), qui organise des conférences et des événements centrés sur le thème, comme son nom l’indique, de la justice spatiale. En 2019, elle a été le théâtre de plus de 35 événements publics portant sur des thèmes très variés comme le droit au logement, le réchauffement climatique ou encore les droits des ouvriers du textile.
« Nous avons également créé une bibliothèque spécialisée que nous mettons à disposition des chercheurs et journalistes. Nous sommes particulièrement fiers de notre projet annuel baptisé « Urban Political Ecology on the Road », un programme sur deux semaines, organisé dans le cadre de la formation délivrée par l’Académie. Ce projet s’articule autour des villes turques et la moitié de nos cours sont dispensés pendant les déplacements, sur un modèle nomade », explique Yasar.
Programme de bourses MAD
À travers la MAD Academy, l’organisation a lancé un programme de bourses MAD réservé aux chercheurs et journalistes. Les boursiers, dont la plupart comptent parmi les universitaires limogés, perçoivent une rémunération en échange de recherches menées sur des sujets en rapport avec la justice spatiale, qu'ils présentent ensuite à l’académie.
Le Centre a également lancé une revue universitaire bilingue (au nom évocateur de « MAD Journal »), disponible aux formats numérique et papier, donnant à ces chercheurs l’occasion inespérée de publier des articles dans leur domaines de spécialisation.
Documenter la justice urbaine et environnementale
L’équipe de MAD s’attache également à documenter la justice urbaine et environnementale. « Nous avons déjà produit plusieurs documentaires qui ont été bien accueillis. Nous les publions sur notre chaîne YouTube et sur les réseaux sociaux », précise Yasar.
Un autre projet dont l’organisation peut s’enorgueillir est l’Archive de l’Espoir sur YouTube qui compile plus de 26 documentaires présentant le travail de différents acteurs de la société civile. Ces court-métrages, destinés à inspirer d’autres communautés et activistes, sont produits sous la forme d’un marathon de 72 heures, où militants et vidéastes se retrouvent afin de narrer visuellement l’histoire de leur travail sur la justice spatiale.
L’organisation est actuellement en cours de restructuration, Yasar et ses collègues souhaitant intervenir plus activement à l’élaboration des politiques en matière d’aménagement spatial, notamment à l’échelle municipale. Ils ambitionnent particulièrement à élaborer leur programme juridique et d’exploiter le savoir qu’ils génèrent en portant les affaires de justice spatiale devant les tribunaux.
S’adapter au confinement
Pendant le récent confinement en Turquie, MAD a privilégié les activités en ligne, produisant une série de Webinaires intitulée « Justice en période de virus ». L’un des Webinaires portait sur les inégalités historiques qui ont toujours bercé l’accès aux soins de santé en temps de crise. Un autre s’intéressait au droit du travail pendant la pandémie de Covid-19. D’autres encore étudiaient l’impact de la pandémie sur les droits des animaux et le secteur alimentaire.
La crise liée à la Covid-19 a également contraint l’équipe à redéfinir sa conception de l’espace.
« Ce virus nous oblige à adopter de nouveaux modes de vie. Dans notre quête pour des espaces plus justes, plus démocratiques et plus écologiques, nous avons toujours considéré la densité, la compacité et la marchabilité comme étant des éléments incontournables. Nous avons fait pression pour que soit adopté un agenda politique qui tienne compte des parcs publics, des transports publics et des espaces publics. En situation de confinement, l’espace est redéfini et préfigure l’isolement, l’espace privé et la distance sociale », explique Bariş İne, collègue de Yaras, revenant sur les effets que la pandémie a eu sur l’association.
Et Bariş de conclure, « c’est un tournant radical qu’il nous faut opérer, en ce sens que nous devons privilégier la prudence, la santé publique et la dimension spatiale qui en découle, et que nous devons repenser l’aménagement spatial pour définir notre monde. L’espace en ligne est un outil vital qui nous permet de continuer à produire et à diffuser des connaissances et à exiger de meilleures pratiques et politiques spatiales dans cette nouvelle réalité ».