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Ruşen Çakir et Medyascope

21 September 2020

Nouvelles technologies au service d’un média indépendant turc

Le média indépendant Medyascope a recours à la retransmission en direct et en ligne pour informer les internautes et leur donner accès à des informations alternatives à celles des autres médias turcs grand public souvent trop conciliants avec le gouvernement.

Lancé il y a cinq ans dans un contexte hostile aux voix indépendantes en Turquie, Medyascope enregistre chaque mois quelque trois millions de vues sur sa chaîne YouTube, totalisant 100 millions de minutes de visionnage.

Pour le rédacteur en chef de Medyascope, Ruşen Çakir, la reconnaissance du Financial Times a comme un goût doux-amer. « Si la Turquie était un pays normal, après cela nous aurions reçu pléthore d’appels de la part d’investisseurs », se désole Ruşen.

Démarrage mobile
Ruşen est un célèbre journaliste et commentateur turc, connu pour sa verve qui enchante ses lecteurs depuis 35 ans. Il y a quelques années, alors qu’il travaillait encore pour l’éminent quotidien turc Haberturk, il s’est rendu compte que malgré son généreux salaire, la largeur consacrée à ses colonnes rétrécissait comme peau de chagrin.

Dans la période précédant les élections législatives de juin 2015, le journal l’a envoyé en Anatolie pour couvrir la campagne. Mais ces articles n’ont jamais été publiés.

C’est là qu’il a découvert les possibilités offertes par Periscope, une application logicielle de retransmission en direct pour appareils mobiles (téléphone ou tablette).

« J’ai couvert la campagne moi-même avec Periscope en Anatolie », explique Ruşen. « Je me suis entretenu avec les candidats de l’opposition. J’ai rencontré tous les partis politiques, couvert les meetings d’Erdogan et je les ai analysés. »

« À mon retour, j’ai continué les transmissions pirates depuis mon bureau à Haberturk. »

Les transmissions ont été remarquées et Ruşen fut contacté par des acteurs du secteur informatique qui proposèrent de l’aider à étoffer le concept de ce qui allait devenir la plateforme média Medyascope.

Cadre professionnel
Ruşen a invité plusieurs journalistes licenciés à rejoindre Medyascope, même si la plupart avaient leurs réserves et ne croyaient pas en ce projet. « Ils pensaient que c’était un caprice d’enfant », ironise-t-il.

Tout le monde ne s’est pas montré aussi sceptique. Un ami a proposé à Ruşen d’utiliser un ancien studio de photographie en guise d’espace d’enregistrement pour offrir à Medyascope un cadre plus professionnel que l’iPad et l’iPhone que Ruşen utilisait alors.

Ruşen a fini par perdre son emploi à Haberturk. « J’ai été licencié en janvier 2016 et je me suis tout de suite investi pleinement, tant sur le plan financier que personnel, pour faire décoller ce projet », explique-t-il.

Depuis ses débuts modestes rendus possibles par le financement de donateurs, dont le FEDEM, qui ont permis d’ouvrir un bureau Medyascope à Ankara, d’équiper le studio d’Istanbul et d’embaucher du personnel, Medyascope a fait du chemin, comptant désormais une quarantaine d’employés, des pigistes et des bénévoles.

Outre son volet d’informations et d’actualités, Medyascope produit des entretiens filmés et propose une discussion politique hebdomadaire et des émissions thématiques sur des questions sociales, comme les droits des personnes LGBTI. Des contributions proviennent régulièrement des régions kurdes de la Turquie et de la frontière avec la Syrie.

La plateforme Medyascope est également ouverte aux contributions extérieures, permettant aux ONG et associations de diffuser des émissions non censurées depuis son studio et de partager du contenu vidéo envoyé par des contributeurs externes. « Tout le monde est gagnant », se félicite Ruşen. « Ils nous fournissent du contenu de très grande qualité et nous les aidons à le diffuser. »

Paysage médiatique polarisé
Pour Ruşen, les médias turcs sont devenus excessivement polarisés entre les pro-gouvernements et l’opposition. Medyascope entend être différent : « Nous ne sommes pas pro-gouvernement mais nous ne sommes pas non plus dans l’opposition. Les intervenants que nous invitons dans nos émissions sont là parce qu’ils sont des spécialistes dans leur domaine, pas parce qu’ils sont dans l’opposition. Nous faisons du journalisme à l’ancienne. Nous sommes des journalistes, pas des activistes. »

Ruşen tient à cette distinction et il tire une certaine fierté des critiques émises de toutes parts sur la ligne éditoriale indépendante de Medyascope. « Les gens m’apprécient pour mon regard critique à l’égard du gouvernement mais ils me décrient aussi pour mes opinions sur la question kurde et pour ma position favorable à l’égard des réfugiés syriens », ironise-t-il.

Dans le climat politique tendu du pays, Ruşen est conscient du danger continu pour les médias qui avancent en terrain miné. À ce titre, une nouvelle loi de régulation des médias en ligne est particulièrement préoccupante car elle pourrait être à la fois coûteuse et servir à restreindre le contenu. Il résume l’approche de Medyascope ainsi, « nous ne disons peut-être pas tout ce que nous pensons, mais nous pensons tout ce que nous disons ».

Diffusion en période de pandémie
Quand le premier cas de coronavirus fut annoncé en Turquie le 11 mars, Ruşen et la majorité de l’équipe sont passés en télétravail, avec un petit noyau resté au bureau. La régie a alors été transférée chez le responsable des opérations de radiodiffusion et la plateforme a commencé à utiliser l’application de retransmission Streamyard pour assurer la continuité des émissions.

Le travail de Medyascope ces derniers mois a porté sur l’impact de la Covid-19 pour l’ensemble de la société, à travers des articles traitant des effets humains, économiques, politiques et sociaux de la pandémie. L’équipe a tenu à traiter l’information sous le prisme des citoyens lambda, relatant leur expérience et les répercussions sur leur vie. Elle a également analysé l’approche du gouvernement dans sa gestion de la crise.

Medyascope a également produit des émissions dans le seul but de réfuter les fausses informations et les théories du complot, et d’informer le public sur la manière de se protéger en ces temps incertains.

Grands espoirs
Face au nombre croissant d’Internautes qui les suivent, Ruşen est convaincu que Medyascope a toute sa place sur ce marché. Comme il le fait remarquer, l’actuel climat politique permet très difficilement aux médias de gagner de l’argent. « Nous devrions être capables de nous auto-financer mais les potentiels annonceurs ont peur de placer de la publicité chez nous en raison du contexte politique », regrette-t-il.

Comme le Financial Times, Ruşen a de grands espoirs pour l’avenir de Medyascope. « Je crois que la Turquie finira par se normaliser et ce jour-là Medyascope aura toutes les chances de devenir une très grande entreprise. »