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Alia Ibrahim et Daraj

16 June 2020

Bâtir un réseau de médias indépendants à travers le monde arabophone

Une plateforme média basée au Liban au cœur d’une nouvelle dynamique au sein du journalisme indépendant panarabe. Fondée par des journalistes aguerris, la plateforme primée Daraj s’est déjà imposée pour l’audace de ses articles et la qualité de ses reportages.

Alia Ibrahim et Daraj

Journaliste pendant et au lendemain du Printemps arabe au début des années 2010, Alia Ibrahim et ses confrères Diana Moukalled et Hazem Al-Amin sont à l’origine de cette initiative, convaincus de la nécessité de créer une nouvelle plateforme de médias indépendante et panarabe.

« Je travaillais comme correspondante pour Al-Arabiya News pendant le Printemps arabe et j’ai traversé la région, de la Tunisie au Yémen, en passant par la Libye, l’Égypte, le Bahreïn et la Syrie, couvrant tous les événements au fur et à mesure qu’ils survenaient », relate Alia lors d'un entretien accordé au FEDEM depuis sa résidence à Beyrouth.

« J’étais aux premières loges et je voyais l’immense potentiel et à quel point les gens attendaient et espéraient des réformes. Mais nous avons tous vu ce qu’il est advenu du Printemps arabe. La frustration était réelle face à l’échec, malgré l’optimisme initial. Cet échec n’est pas seulement dû aux dirigeants politiques, mais aussi à l’absence dans le monde arabe des infrastructures nécessaires pour faire émerger et perdurer la démocratie. Nous n’avons pas de corps judiciaire indépendant, de journalisme objectif et de mécanisme obligeant nos dirigeants à rendre des comptes et à assumer la responsabilité de leurs actes. »

C’est ainsi qu’Alia Ibrahim, Diana Moukalled et Hazem Al-Amin, tous des journalistes aguerris, ont décidé d’introduire dans le monde arabe le journalisme indépendant et objectif auquel ils aspiraient tant et qui faisait cruellement défaut dans la région.

« Un pas pour sortir du gouffre »

Daraj, qui signifie « un pas ou une marche » en arabe, a été lancé le 1er novembre 2017. Il est le premier portail média entièrement numérique à la fois indépendant et innovant. Son nom n’est pas dû au hasard, pour les fondateurs de Daraj, la plateforme est « un pas pour sortir du gouffre », ironise Alia.

Daraj n’est financé par aucun des acteurs habituellement impliqués dans les médias de la région, à savoir l’Arabie saoudite ou l’Iran, les Sunnites ou les Chiites, Assad ou DAECH. L’impartialité affichée de la plateforme est parfaitement reflétée dans son slogan, « la troisième version », qui souligne un journalisme objectif qui repose sur des faits et des normes professionnelles exigeantes.

Alia et ses collègues étaient dès le départ déterminés à assurer l’impartialité éditoriale de Daraj et ils savaient que cela ne serait possible que si le portail était financièrement indépendant. Le modèle commercial de Daraj prévoit du contenu commercialement viable capable de financer le travail d’investigation et le traitement de thèmes généralement peu abordés comme l’identité de genre, la question, LGBT+ et la situation des minorités dans la région.

En 2017, l’octroi de subventions de démarrage par le FEDEM et l’IMS (Independent Media Support) permettait le lancement de la nouvelle plateforme. Le FEDEM reste à ce jour un contributeur clé dont l’aide financière permet de couvrir les coûts de base, comme les salaires.

Aujourd’hui, Daraj publie également du contenu sponsorisé à condition qu'il soit en phase avec ses valeurs et ses principes, à l’image d'une récente campagne pour la Journée internationale de la femme pour l’organisation UN Women. L’équipe étudie actuellement la possibilité de former une alliance publicitaire avec d’autres médias indépendants de la région.

Daraj 1

Un espace de travail pour les journalistes

Dès son lancement, Daraj a bénéficié d’un vaste soutien de la part des journalistes et de son lectorat. « Au début nous étions six dans l’équipe, avec 20 autres journalistes travaillant pour nous, disséminés dans la région. Nous avons toujours mis un point d’honneur à donner aux journalistes les moyens de travailler et à mettons à leur disposition un espace de rédaction. Daraj donne aux journalistes l’amplitude et la liberté d’écrire sur les sujets de leur choix, la seule condition étant de proposer des articles professionnels, de qualité, objectifs, justes et impartiaux. « Nous sommes très exigeants », admet Alia.

La participation de Daraj à l’enquête et la publication des « Paradise Papers » par l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), aux côtés de 95 médias partenaires du monde entier, aura assurément favorablement joué sur la réputation de la plateforme. Cette enquête internationale qui a révélé les activités offshores de nombreuses personnalités et multinationales a été publiée simultanément dans différents médias, le 5 novembre 2017 à 20h00, heure de Beyrouth, quatre jours à peine après le lancement officiel de la plateforme.

Aujourd’hui, l’équipe compte 12 journalistes basés à Beyrouth et un réseau de plus de 330 journalistes dispersés dans 50 villes du monde. Alia est particulièrement fière du travail accompli par Daraj qui, grâce à sa collaboration avec des réseaux journalistiques indépendants issus de pays voisins, donne une tribune à d’autres journalistes arabes. Ce fonctionnement collaboratif est au cœur des ambitions de Daraj, la plupart des sujets traités par la plateforme s’adressant à un large public dans toute la région.

Alia reconnaît que la transition vers les médias numériques dans le journalisme a également ouvert le champ des possibles. Les médias numériques s’affranchissent des coûts élevés auxquels sont soumis les médias traditionnels et la plateforme peut aisément travailler numériquement avec un vaste réseau de journalistes disséminés dans la région, sans avoir à se déplacer. Il n’en reste pas moins une pénurie de contenu en ligne de qualité pour les arabophones, qui représentent 6 % des internautes mondiaux.

Les deux dernières années ont été très formatrices pour l’équipe de Daraj et Alia reconnaît avoir commis des erreurs. « Après tant d’années passées à m’opposer à ma direction quand j’étais journaliste, voilà que d’un coup, j’étais la direction. J’ai dû apprendre à gérer une entreprise et à diriger une équipe », explique-t-elle. La plateforme gagne progressivement en stratégie dans sa manière de planifier le contenu et dans la répartition des tâches au sein de l’équipe.

Révélations retentissantes

Certains articles d’investigation publiés par Daraj ont fait grand-bruit et coulé beaucoup d’encre. En 2018, la plateforme publiait un article sur le scandale des abus sexuels en contrepartie de nourriture provenant de l’aide humanitaire assurée par le programme des Nations unies dans les camps de Syriens déplacés. La parution de l’article a donné lieu à une enquête internationale.

En 2019, un article révélait un vaste scandale de corruption dans l’armée et parmi les plus grandes entreprises en Algérie. L’auteur n’avait pas pu faire publier son article en Algérie mais la publication dans Daraj avait ensuite permis aux médias algériens de le reprendre.

Plus récemment, Daraj a publié un article sur des soupçons de corruption dans l’entourage du gouverneur de la Banque centrale du Liban, Riad Salameh. L’article a été repris par tous les médias de la région. Pendant des semaines, l’équipe avait enquêté sur un document qui avait été divulgué et accusait le gouverneur d’avoir amassé une fortune personnelle de plus de 2 millions de dollars, cachée sur des comptes bancaires étrangers. L’équipe a fini par renoncer à publier le document, n’ayant pas été en mesure de corroborer ses sources. Le gouverneur a accusé une entreprise française d’avoir monté cette histoire de toutes pièces et fait connaître son intention de la poursuivre en justice. Pour finir, c’est contre Dima Sadek, le journaliste qui a dévoilé les faits dans une vidéo publiée par Daraj, que le gouverneur a porté plainte.

Malgré sa taille modeste par rapport aux médias arabes, Daraj est désormais considéré comme un acteur important du paysage médiatique dans le monde arabe et au-delà. Pas moins de 387 000 internautes individuels se rendent chaque mois sur le site et certains articles de Daraj sont repris par le prestigieux journal français Courrier international.

Ces deux dernières années semblent avoir donné raison aux fondateurs de Daraj et à leur vision prophétique. « Je vois les bienfaits de la liberté. Je vois ce qu'il est possible de faire quand on est un média véritablement indépendant. Quand on n’a pas à justifier sa ligne éditoriale, ses articles ou les sujets traités, on est tellement plus efficace. Nous participons au retour de la confiance dans les médias malgré ou peut-être à cause des mesures répressives exercées par les autorités à l’encontre des journalistes dans la région », conclut Alia.

Informer sur la Covid-19

Actuellement, en cette période de pandémie de Covid-19, l’équipe de Daraj est en télétravail et c’est par visioconférence que les membres se retrouvent pour leur réunion éditoriale quotidienne. Près de la moitié des articles publiés actuellement sur la plateforme traitent de la Covid-19, un contenu qui correspond manifestement aux attentes de la population puisque le nombre de lecteurs a bondi de 49 % au mois de mars.

Comme le fait remarquer Alia, le confinement a engendré de nouvelles opportunités de collaboration et de travail en réseau. D’ailleurs, Daraj est à l’origine d'une nouvelle collaboration avec le groupe de réflexion politique Arab Reform Initiative qui publie des articles académiques adressés aux décideurs. Le travail de Daraj consiste à adapter certains de ces contenus spécialisés en articles accessibles au lecteur moyen.

Par-dessus tout, Alia est convaincue que cette période de crise a prouvé, une fois de plus, l’importance des médias indépendants.  « En temps de crise, les gens ont soif d’informations crédibles. Et cette crise n’a pas fait exception à la règle », conclut-elle. Elle pressent que Daraj jouera un rôle central dans l’avenir des médias indépendants de la région. Tout ce dont elle et son équipe ont besoin, c’est d’une vision réaliste, de temps et de patience.