Šuhreta (Duda) Sokolović
4 June 2020Školokrečina : bâtir une identité commune à travers l’éducation
La réalisatrice et productrice Šuhreta (Duda) Sokolović s’est largement intéressée dans les années 1990 à la cause des jeunes de Sarajevo pendant la guerre. Elle diffuse aujourd’hui une série de vidéos afin d’engager le débat sur le système éducatif tripartite en Bosnie et la nécessité d’édifier une compréhension commune de l’histoire du pays.

Šuhreta (Duda) Sokolović descend d'une longue lignée de journalistes. Femme énergique à la chevelure colorée qui passe difficilement inaperçue, Šuhreta est une personnalité dans sa Bosnie-Herzégovine natale. Avec son mari, réalisateur de films, elle a fondé la première société de production de l’ancienne Yougoslavie en 1989. Aujourd’hui, cette société, Mebius Film, compte parmi les plus importantes en Bosnie-Herzégovine.
Tout au long de sa carrière, Šuhreta s’est intéressée aux jeunes. Pendant le conflit au début des années 1990, elle vivait à Sarajevo, où elle a filmé des séquences qui trouvent une forte résonance chez les jeunes.
Elle a produit une série documentaire très médiatisée sur les jeunes qui avaient assisté au meurtre de leurs parents et l'impact sur leur vie, la plupart réticents à l’idée d’entamer des relations sentimentales ou de tomber amoureux, convaincus que leur amoureux(se) pourrait se faire assassiner le lendemain. Par ailleurs, pendant les quatre années qu’a duré le conflit, sa société de production a diffusé tous les jours une émission pour les enfants et les jeunes.
L’engagement
Šuhreta avoue cependant qu’elle n’aurait jamais pensé avoir la fibre militante. Elle n’était qu’une réalisatrice et productrice. Tout a changé avec sa participation au « Projet Perspective » dirigé par sa fille, la réalisatrice Ada Šuhreta, qui lui a permis de prendre pleinement conscience des problèmes auxquels les jeunes de sa société étaient confrontés. Elle et son équipe ont parcouru cinq pays de la région pour interviewer les jeunes sur les difficultés qu'ils rencontraient et les questions qui les préoccupaient.
« J’ai été frappée par leurs attitudes extrémistes au cours de nos entretiens. Ils parlaient et se comportaient comme des soldats et pourtant ils étaient nés après la guerre. Quand je leur demandais quelles étaient leurs influences, ils mentionnaient systématiquement leurs parents, l’histoire générale telle qu’elle leur avait été relatée, les médias et l’école », précise Šuhreta.
Il y a deux ans, Šuhreta découvre les écrits d’un universitaire de la faculté de philosophie de Sarajevo, le professeur Nenad Veličković, reprenant les éléments de sa thèse de doctorat pour laquelle il avait étudié l'histoire telle que présentée dans les manuels scolaires dans les écoles primaires et secondaires de Bosnie-Herzégovine.
« Je me souviens avoir été vraiment choquée par ses propos, même si dans ce pays on n’est plus à une surprise près », ironise Šuhreta.
Éducation en Bosnie-Herzégovine : un système disparate
Šuhreta explique qu’il existe dans le pays trois systèmes éducatifs distincts et que les enfants, selon qu'ils sont d'origine bosniaque, serbe ou croate, suivent des programmes complètement différents. On leur enseigne des versions différentes de l’histoire de leur pays et des relations que ce dernier entretient avec les autres nationalités.
Dans certains cas, des enfants de groupes ethniques différents fréquentent la même école mais à des horaires différents, un système couramment appelé « deux écoles sous un même toit ». Ce système éducatif était une mesure provisoire introduite après la guerre, mais elle a perduré et s’est peu à peu imposée comme la norme.
Les recherches menées par M. Veličković ont révélé les travers de ce système disparate de l’éducation. « On apprend aux enfants à se détester à travers des manuels scolaires nationalistes et axés sur les groupes ethniques. Les cours dispensent une idéologie fasciste qui continue de créer des divisions et de monter les Croates, les Bosniaques et les Serbes les uns contre les autres. On se sert de la scolarisation des enfants pour les former comme des soldats de leurs partis nationalistes respectifs. C’est pour cela que lorsque les enfants quittent l’école, ils sont dans un état avancé de haine idéologique », explique Veličković.
Pour Šuhreta, il était important de faire connaître les conclusions de l’étude de M. Veličković et d’entamer une conversation nationale sur le système éducatif et ses effets pervers sur les enfants, qui en tant que futurs électeurs, détiennent la clé de la démocratie dans le pays. Et de par son métier, Šuhreta savait parfaitement que le meilleur moyen de s’adresser aux jeunes était à travers la vidéo.
Školokrečina : entamer une conversation sur le thème du système éducatif
« Nous avons décidé de reprendre l’étude de M. Veličković et d’en faire une série vidéo que nous avons intitulée Školokrečina (Bourbier scolaire). Nous avons opté pour un ton humoristique pour communiquer ce message aux jeunes », explique Šuhreta. Une subvention du FEDEM a permis de couvrir les coûts de production de la série.
La série s’intéresse à la manière dont les écoles sont devenues les instruments des élites politiques ethniques et aux effets délétères que les programmes nationalistes instillés dans les écoles ont sur la population et le pays.
Ayant étroitement collaboré avec les chaînes de télévision locales pendant plus de trente ans, Šuhreta s’attendait à ce que la série Školokrečina soit accueillie les bras ouverts. Mais quand elle leur a proposé son projet, toutes l’ont refusé, les unes après les autres. La série était jugée « trop dérangeante » pour les téléspectateurs, les chaînes arguant par ailleurs qu’elle tournait en dérision le système éducatif et qu’elle pourrait nuire à leurs revenus commerciaux. Šuhreta reconnaît qu’elle aurait dû anticiper un tel accueil compte tenu de l’influence excessive des acteurs politiques sur les médias en Bosnie-Herzégovine.
Finalement, elle et son équipe ont pris le parti de diffuser sur YouTube un épisode par semaine de la série Školokrečina, et d’accompagner ces diffusions de projections publiques.
La première projection publique à Sarajevo du premier épisode de 24 minutes avait attiré plus de 600 personnes. Et parmi ces spectateurs, se trouvaient tous ceux qui étaient ciblés par Šuhreta : les jeunes, les représentants à tous les niveaux du système éducatif et les médias. Elle se souvient de la discussion animée qui a suivi la projection. Le recteur adjoint de l’université de Sarajevo lui a fait savoir que son projet était courageux et que dans leur pays, il était courageux de dire la vérité, faisant remarquer que l’éducation était un sujet particulièrement sensible.
À la projection suivante, à Tuzla, la troisième ville du pays, une discussion similaire a eu lieu et deux chaînes de télévision ont ensuite contacté Šuhreta pour lui proposer de rediffuser les épisodes de la série. D’autres chaînes de télévision leur ont ensuite emboîté le pas. À ce jour, la série a été diffusée par 13 chaînes, publiques et privées, dans tout le pays. Šuhreta rapporte également que plusieurs directeurs de chaîne de télévision lui ont écrit personnellement, promettant de soutenir ce projet et l’assurant de faire tout leur possible pour amorcer une discussion sur la réforme du système éducatif.
Les commentaires de la part du corps enseignant ont été particulièrement positifs. Un professeur a contacté Šuhreta pour lui raconter qu'il avait refusé d’enseigner le contenu haineux des manuels officiels, préférant passer outre ces chapitres. Dans un système éducatif où les enseignants sont nommés selon des critères ethniques, ce professeur a fini par perdre son emploi.
La plupart des enseignants au sein du système éducatif se sentent impuissants et craignent d’exprimer leurs opinions car ce sont les représentants politiques locaux qui nomment les directeurs d’école et imposent les manuels à utiliser. Beaucoup se contentent d’exprimer leurs critiques à demi-mots et à voix basse dans la salle des professeurs. Mais force est de constater que depuis la diffusion de la série Školokrečina, ils hésitent moins à exprimer leurs opinions sur la vitale nécessité de réformer le système.
La série a également fait naître un flot de critiques virulentes au sein des médias proches des partis au pouvoir, accusant la série d’être partiale et diffamatoire et de nombreux médias ont vilipendé Šuhreta, l’auteur de la série, Nenad Veličković, et l’équipe de production.
Changer la politique d’éducation et bâtir des fondations culturelles communes
L’équipe a rapidement pris conscience que pour que la série Školokrečina soit pleinement efficace, il fallait également impliquer les décideurs de la sphère éducative. Dans le complexe système politique dévolu de la Bosnie-Herzégovine, 25 ans après la signature des accords de paix de Dayton qui mirent fin à la guerre, le système éducatif reste un domaine sensible et source de conflits pour les différentes entités nationalistes. Le pays compte 12 ministres de l’Éducation et à ce jour, pas un seul n’a assisté à la projection des épisodes, ni donné suite aux sollicitations de l’équipe.
Avec la pandémie de Covid-19, les projections publiques et les discussions ont dû être momentanément interrompues et Šuhreta n’aura pas tardé à mettre en place des événements en ligne, notamment une table ronde avec des représentants politiques de partis de l’opposition qui sont en faveur d'une réforme des programmes scolaires. Šuhreta essaie de profiter des réseaux de ces hommes politiques pour s’adresser aux ministères de l’Éducation.
Šuhreta reconnaît que sa forte implication dans ce projet tient au fait qu’elle et sa famille ont fait le choix de rester vivre en Bosnie-Herzégovine au lieu de migrer comme l’ont fait de nombreux citoyens, précisant que sa fille Ada Sokolović est également la réalisatrice de la série Školokrečina.
Elle est convaincue de la nécessité de se recentrer sur un cadre culturel commun dans le pays, précisant qu’avant la guerre, la région avait connu des siècles de paisible coexistence culturelle et religieuse.
« Il est important que les jeunes se construisent sur un patrimoine commun et qu’à l’école ils se voient enseigner des valeurs et une histoire communes. À l’heure actuelle, les Croates apprennent l’histoire telle que relatée dans les manuels croates, les Serbes dans les manuels serbes et les Bosniaques dans les manuels bosniaques. Les livres scolaires parlent des mêmes événements vus sous trois perspectives différentes. Nous devons avoir une compréhension commune de notre histoire, reposant sur des faits impartiaux afin de donner les moyens aux jeunes de s’émanciper d’une vision abusive de l’éducation à des fins purement politiques. »
Šuhreta et l’équipe prévoient de réaliser 10 autres épisodes de la série Školokrečina. Ils continueront d’organiser des projections et des débats publics et poursuivront leurs efforts pour mobiliser les décideurs politiques. Et Šuhreta de conclure, « pour l’avenir de notre pays, nous ne pouvons pas nous permettre de passer ce sujet sous silence ».