Drita Llolla
3 June 2020Un festival de cinéma pour la promotion du dialogue et de l’échange interculturel
Une ancienne émigrée organise des festivals cinématographiques sur des thèmes qui trouvent une résonance chez les jeunes. D’une ambition débordante, elle souhaite maintenant ouvrir le premier cinéma d’art et d’essai du Monténégro, qui sera, de fait, le premier du genre dans la région des Balkans occidentaux.

Pour Drita Llolla, cela ne fait aucun doute : le développement culturel et l’émancipation personnelle et politique vont de pair, et le cinéma est un puissant vecteur d’échange interculturel et de dialogue.
Native d’Ulcinj, ville côtière du Monténégro, Drita organise depuis cinq ans dans sa ville un festival de cinéma annuel qui s’articule à chaque fois autour d'un thème qui fait écho chez les jeunes de sa région, comme la corruption, l’égalité entre les sexes, la migration, l’identité et en 2019, les droits de l'homme et des minorités. Elle a également développé une formule itinérante du festival qu’elle a délocalisé dans six autres villes situées essentiellement dans le nord du pays.
Pharmacienne de profession, Drita était déterminée à faire quelque chose pour sa ville natale à son retour d’Albanie, en 2016, où elle a fait ses études et travaillé. Militante précoce, elle participait déjà à l’âge de 16 ans au programme de leadership du Département d’État des États-Unis. Elle reconnaît avoir toujours été amatrice de cinéma mais ne s’était jamais imaginé que le septième art allait à ce point faire partie intégrante de sa vie.
C’est en 2015 que Drita organise le premier festival de cinéma, après avoir déposé une demande de subvention auprès de l’ambassade américaine au Monténégro. Le FEDEM lui a accordé une subvention en 2019 à la hauteur des coûts du festival et de sa formule itinérante à travers le pays.
Festival de cinéma, une sphère dépolitisée et indépendante
Le Monténégro est un pays multiculturel dans lequel cohabitent Monténégrins, Albanais, Serbes, Bosniaques et Croates et l’organisation d’un événement plurilinguistique et multiculturel peut relever du défi compte tenu des relations parfois complexes entre les différents groupes ethniques. Pour elle, un festival de cinéma représente une arène indépendante et dépolitisée où les discussions peuvent aller bon train entre les jeunes de toutes les origines ethniques.
Chaque film est suivi d’une discussion, l’occasion pour les jeunes de s’entretenir avec les réalisateurs et d’aborder les sujets traités. « Les discussions qui suivent la projection sont des expériences très gratifiantes. Le public pose parfois des questions difficiles à nos réalisateurs, ce qui rend les choses très intéressantes. Chacun apprend à cette occasion à présenter des critiques constructives. Tout le monde parle très librement », précise Drita.
Elle se souvient de ce jeune cinéphile à Berane, une ville à majorité serbe dans le nord du pays, qui prit la parole un jour à la fin de la projection du court-métrage franco-albanais de 2019, The Van qui suit le périple d’un jeune qui cherche à quitter l’Albanie, le premier film albanais à avoir été sélectionné pour la festival de Cannes.
« Ce film nous avait donné à réfléchir et voulait qu'on aborde les choses sous un autre angle. Nous avons parlé de démocratie, de politique, des raisons qui poussent un individu à vouloir quitter son pays. Nous avons parlé de notre rôle à tous et de la manière dont chacun peut faire bouger les choses, à condition d’être prêt à faire face aux difficultés. Parler du changement ne suffit pas. Il faut y prendre part. »
« Pour être militant, mieux vaut être armé d'une bonne dose de créativité »
Organiser ce festival de cinéma ces cinq dernières années n’a pas été un long fleuve tranquille, loin de là. Outre les difficultés de financement évidentes liées à l’organisation d'un tel événement dans la région, Drita nous relate les obstacles qu’elle a dû surmonter face aux autorités locales.
En 2019, le manque de coopération de la mairie a été particulièrement éprouvant. Cinquante films du monde entier étaient à l’affiche du festival et des dizaines d'invités venant de toute la région avaient été conviés aux projections à Ulcinj. Le festival avait déjà fait parler de lui dans les médias et gagnait en notoriété. Mais cinq jours avant la cérémonie d’ouverture, Drita ne s’était encore vu attribuer aucune salle pour la projection des films et elle ne savait toujours pas lequel des multiples partis politiques siégeant au conseil municipal lui mettait des bâtons dans les roues.
« Tout ce que je savais, c’est que je n’avais pas la moindre autorisation écrite de la part de la section culturelle de la mairie pour utiliser les espaces de la ville », raconte Drita. Drita met ça sur le compte de la mentalité politique et du cruel manque généralisé d’efficacité au sein de l’administration publique.
En dernier recours, elle a contacté le bureau du ministère des Droits de l’homme et des minorités qui avait déjà donné son feu vert pour l’organisation du festival. Elle s’est ensuite mise en quête de lettres de soutien, notamment auprès du ministère de la Culture. Elle avait déjà lancé une campagne de communication deux semaines avant, annonçant les espaces de projection, malgré l'enlisement de la situation, espérant ainsi mettre un peu la pression aux autorités.
« Pour être militant, mieux vaut être armé d'une bonne dose de créativité. Je n’ai pas pensé une seconde à renoncer au festival. Ces contretemps sont récurrents depuis cinq ans que j’organise le festival. Si j’avais baissé les bras, rien de tout cela n’aurait vu le jour, et le festival et l’idée qui l’a fait naître n’auraient jamais dépassé le stade du fantasme », ironise Drita.
Finalement, le festival s’est ouvert comme prévu avec une projection devant le musée d’archéologie d’Ulcinj, dans la vieille ville, en présence de plus de 400 spectateurs. Par chance, le temps est resté clément, car Drita le reconnaît, elle n’avait pas de Plan B.
Réticences patriarcales à l’égard du travail culturel
Si l'organisation d'un festival reste une entreprise stressante, Drita considère que ces difficultés sont le lot quotidien des jeunes dans la région, et en particulier des jeunes femmes.
« Je savais que j’allais rencontrer une certaine opposition. Je suis jeune et je suis une femme. Je peux me montrer insistante. Je ne renonce pas facilement. Je suis considérée comme une menace. La ville n’a jamais eu une femme maire, ni même une candidate aux élections municipales. Sur 33 conseillers municipaux, seulement huit sont des femmes. À peine 5 % des femmes entrepreneurs enregistrent leur entreprise à leur nom. Les mentalités sont très figées ici dès qu'il s’agit d’égalité entre les sexes », explique Drita.
Par ailleurs, les attitudes patriarcales impliquent que le travail culturel, à l'instar de l’organisation de festivals de cinéma, est rarement pris au sérieux et considéré comme du vrai travail, un obstacle de plus pour ce genre d’initiatives dans ce domaine.
Il y a, de plus, un gouffre béant entre les attitudes des représentants de l’ancienne génération qui dirigent la mairie et prennent les décisions et les jeunes qui participent à ce projet. Drita a confiance en l’avenir. Elle ne peut s’empêcher d’admirer l’ouverture d’esprit dont font preuve les jeunes avec lesquels elle travaille, voyant en eux le moteur du changement.
Ce qui la préoccupe, cependant, c’est la diffusion croissante par les médias locaux de messages tendancieux dans le but de monter les groupes ethniques les uns contre les autres. Rares sont les espaces physiques ou virtuels où les jeunes peuvent se confronter à des idées et à des contextes variés et où « nous pouvons nourrir la démocratie ». C’est là tout l’intérêt de son travail : proposer aux jeunes une alternative.
Premier cinéma d’art et d’essai au Monténégro
Depuis 2017, Drita s’est également lancée dans un ambitieux projet, celui d’ouvrir un cinéma d’art et d’essai à Ulcinj, le premier à ouvrir ses portes dans la ville en plus de 20 ans, et le premier du genre au Monténégro et dans les Balkans occidentaux. L’an passé, elle a été acceptée dans le prestigieux programme SOFA School of Film Advancement, qui prend sous son aile un nombre limité de responsables culturels et entrepreneurs de la sphère de l’audiovisuel afin de les aider à réaliser le projet de leur rêve. L’un des mentors de Drita à SOFA est Juliette Duret, la responsable de la section cinéma du centre bruxellois Bozar.
D’ici le 15 juin, Drita devrait avoir achevé la préparation de son projet de cinéma d’art et d’essai. Elle a déjà plusieurs réunions prévues avec des bailleurs de fonds européens et des investisseurs potentiels. Elle a espoir d’obtenir prochainement le lieu où elle pourra ouvrir son cinéma, la mairie semblant être un peu plus disposée à donner suite à son idée. Elle considère que ce projet est important pour l’intégration des jeunes albanais de la ville dans la vie sociale et culturelle du Monténégro, une manière de promouvoir davantage l’échange et le dialogue interculturel et de montrer l’exemple au reste de la région des Balkans occidentaux.
Festival de cinéma 2020
Drita finalise actuellement la planification du festival de cinéma 2020 qui devrait cette année se dérouler partiellement en ligne en raison de la crise de Covid-19. Si elle reconnaît que ce ne sera pas la même chose qu’en présentiel, la formule cette année aura l’avantage d’attirer potentiellement un plus large public. Elle passe actuellement en revue les plateformes électroniques capables d’héberger le festival, et elle a l’intention de continuer à les utiliser pour procéder à un lancement en douceur du cinéma d’art et d’essai.
Elle espère établir une relation de collaboration avec le ministère de la Culture dont elle attend qu’il reconnaisse officiellement l’utilité du festival, ce qui lui permettrait de bénéficier d’une aide de l’État. Compte tenu de l’accent mis sur les co-productions de pays issus de la région et du monde, elle estime que le festival présente une valeur particulière en donnant du Monténégro l’image d'un pays multiculturel. Elle aimerait également donner au festival une dimension écologique, reflétée peut-être dans l’énergie utilisée pour la projection des films.
Drita est convaincue que des projets culturels tels que le festival de cinéma et le cinéma d’art et d’essai sont importants pour le Monténégro, un pays qui fait allégeance aux préceptes de l’Union européenne mais dont la plupart des habitants comprennent très mal les valeurs. Elle estime que les projets culturels comme ceux qu’elle propose sont essentiels pour aider les populations locales à mieux comprendre les valeurs occidentales, et à terme, à les adopter ?