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Noémi Lévy-Aksu

11 May 2020

Une universitaire limogée est au cœur d’un vaste projet visant à aider les universités solidaires en

Une ancienne universitaire dirige une action menée pour consolider les compétences des universités solidaires turques, ces espaces éducatifs alternatifs qui font acte de résistance en soutien aux Universitaires pour la paix démis de leurs fonctions. La crise du coronavirus a permis de mettre en avant le rôle crucial de ces universités dans la défense de la liberté académique et le partage des savoirs.

Noémi Lévy-Aksu

Noémi Lévy-Aksu est historienne et ancienne professeure assistante à la prestigieuse université du Bosphore d’Istanbul. Résidant en Turquie depuis 2003, Noémi avait été titularisée à l’université en 2010. Début 2016, elle a également été d’une des 1 128 universitaires à signer un manifeste pour la paix intitulé « We will not be a party to this crime », qui critiquait les actes de violence perpétrés par l’État dans les régions kurdes au sud-est de la Turquie et exigeait de mettre un terme à la mort de civils et d’instaurer la paix.

Limogeages en nombre

La signature de cette pétition pour la paix a sonné le glas de la carrière universitaire de Noémi en Turquie. Elle et des centaines de signataires de la pétition Universitaires pour la paix ont été immédiatement condamnés pour leur action par le gouvernement turc et accusés de propagande en faveur d’une organisation terroriste.

Un an plus tard, suite à la tentative manquée de coup d’État de juillet 2016, un grand nombre d’universitaires signataires étaient révoqués. Le permis de travail, le permis de séjour et le contrat de Noémi ont également été annulés en mars 2017, malgré sa récente et excellente prestation à un examen oral qui lui avait valu le titre de professeure agrégée.

Plus de 200 autres signataires de la pétition ont été condamnés à des peines de prison, allant de 36 mois de prison dans un cas extrême à des condamnations avec sursis, tandis que des centaines d’autres universitaires se sont vu retirer leur passeport, le droit de circuler et le droit aux prestations sociales, et ont été inscrits sur une liste noire qui leur ferme les portes de toutes les fonctions publiques dans le pays.

Noémi était en congé sabbatique à Londres au moment de son licenciement. Elle reconnaît qu’elle représentait une cible idéale, elle et le professeur Abbas Vali ayant été les deux seuls universitaires étrangers à signer la pétition. « Nous avons été les deux seuls universitaires à être limogés de l’université du Bosphore. C’était un moyen pour les autorités de faire pression sur les autres », fustige Noémi.

Ces dernières années ont été particulièrement difficiles pour les membres très disparates du groupe Universitaires pour la paix. Une faible minorité a réussi à quitter le pays, vivant désormais en exil, d’autres ont profité de programmes d’échanges professionnels, tentant de reprendre leur carrière universitaire, à la merci du renouvellement aléatoire de leur permis de travail et de séjour et d’un statut juridique incertain. D’autres, comme Noémi, ont dû se réinventer. Partie à Londres suivre des études de droit, Noémi est récemment retournée en Turquie.

La majorité est restée en Turquie, peinant à survivre financièrement et à maintenir leur identité universitaire, n’étant plus affiliés à aucune université. Noémi remarque que les femmes universitaires ont été nettement plus touchées par les licenciements massifs. Les étudiants en masters et doctorat ont également beaucoup souffert, la plupart ayant perdu leur bourse et tout espoir de suivre une future carrière universitaire.

Quatre ans après les événements, la situation pour les universitaires reste très compliquée. La liberté universitaire est une chimère devenue encore plus illusoire au lendemain du coup d’État de juillet 2016. Les signataires de la pétition ont fait l’objet d’incessantes persécutions et de violations de leur liberté d’expression et d’association. L’enseignement supérieur a également subi un revers, avec la perte de tant de brillants universitaires, souvent les membres les plus engagés socialement et politiquement.

À la mi 2019, la Cour constitutionnelle de Turquie a jugé que la condamnation de ces universitaires était une violation de leur liberté d’expression, annulant par-là même les condamnations des cas qu’elle avait examinés et décidant que les condamnations des autres universitaires soient révoquées par les tribunaux inférieurs. Si ce rebond marque, certes, un pas en avant, Noémi affirme qu’une grande incertitude juridique continue de régner. À ce jour, quelques rares universitaires ont été acquittés et il paraît très improbable que la majorité d’entre eux retrouvent leur poste.

Création des universités solidaires

Une conséquence positive de ces licenciements massifs fut la fondation d’entités universitaires alternatives dans différentes villes du pays. Ces universités, désignées sous le terme « d’universités solidaires », sont des structures officieuses organisées autour de la dynamique locale de chaque ville, opérant en association avec les syndicats, les associations professionnelles et étudiantes et les organisations internationales. Elles ont émergé sous forme de nouveaux centres dédiés à la préservation de la pensée critique et à la liberté d’enseigner, en résistance aux purges universitaires. Le Fonds européen pour la démocratie (FEDEM) soutient actuellement plusieurs de ces universités solidaires.

Ces dernières ont adopté un mode d’enseignement plus centré sur les étudiants que les modèles traditionnels généralement observés dans l’enseignement supérieur turc. Aucune de ces universités n’est accréditée et les programmes dispensés ne sont pas reconnus. Certaines d’entre elles sont plus orientées vers la théorie, d’autres privilégient les travaux sur les droits de l’homme ou des projets de recherche. Certaines suivent plus une orientation commerciale et sont organisées autour d'un café ou dans les locaux de bibliothèques. Ensemble, elles sont devenues une force vive de l’instauration d’espaces pédagogiques alternatifs dédiés à la production et au partage collectifs des savoirs.

Autre fait important, les universités solidaires permettent aux universitaires de continuer à enseigner, à mener leurs recherches, à collaborer sur des projets avec des collègues et à trouver les fonds pour financer ces projets. Certains cours sont dispensés en personne, d’autre en ligne. Mais surtout, elles ont permis aux enseignants de continuer à exister dans la sphère universitaire et, ce faisant, de gagner leur vie.

Noémi a cofondé le Centre de recherche sur la démocratie et la paix (Centre for Democracy and Peace Research - CDPR) établi à Londres, créé par plusieurs universitaires turcs exilés afin de soutenir une production alternative des savoirs en Turquie et de favoriser l’esprit critique. Le CDPR a lancé un certain nombre de projets en Turquie, notamment l’allocation de subventions d'urgence à des universitaires et défendeurs des droits de l’homme (en collaboration avec Frontline Defenders) et l’organisation d’ateliers d’écriture pour aider les universitaires à continuer à collaborer, à produire et à partager les savoirs.

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Akademia : renforcer les compétences des universités solidaires

Ces derniers mois, Noémi a également dirigé, sous l’égide du CDPR, un projet financé par le FEDEM et basé en Turquie, baptisé Akademia. Ce projet travaille directement avec huit universités solidaires et initiatives universitaires alternatives en Turquie, et s’efforce d’assurer leur pérennité.

« Avec les deux autres membres de l’équipe Akademia, nous avons dans un premier temps évalué les besoins des universités. La plupart d’entre elles sont des organisations peu structurées dirigées par des bénévoles et l’une de nos missions a été de les aider à définir leur fonction centrale et à les professionnaliser. Nous avons organisé des programmes d’encadrement et de formation sur la consolidation des compétences afin de développer leurs capacités, de renforcer leurs compétences dans des domaines, comme la rédaction de projets et la comptabilité, et de les aider à rédiger des demandes de subventions. Nous avons également organisé deux rencontres nationales au cours desquelles se sont rencontrés les membres de diverses universités solidaires afin de collaborer et de partager les expériences », explique Noémi.

Difficultés liées à la pandémie de coronavirus

La pandémie de coronavirus a frappé tous les membres de la société turque, et les universités solidaires n’ont pas été épargnées. Paradoxalement, selon Noémi, cette crise s’est également révélée être une formidable opportunité pour ces organisations. Tous les cours et activités sont passés en distanciel, une formule plus facile à mettre en place pour ces petites structures flexibles qui se passent de l’obligation d’évaluation qui incombe habituellement aux autres universités. Les budgets qu’Akademia avait alloués à des événements désormais annulés ont servi à l’achat de matériel informatique qui manquait cruellement au sein de ces structures.

L’enjeu pour les universités solidaires est d’asseoir leur survie économique au-delà de cette crise. Nombre d’entre elles fonctionnent, depuis leur création, sur la base d’un projet à la fois et dépendent de l’enthousiasme des bénévoles. Le projet Akademia peut se féliciter d’avoir aidé les universités solidaires à s’imposer comme des organisations de la société civile plus professionnelles et à vocation académique et à mieux définir leur rôle dans le paysage des subventions.

Cependant, Noémi voit la crise du coronavirus comme un nouveau coup dur pour les universitaires limogés.

« Nombre de mes collègues ont dû mettre leur vie entre parenthèses et la seule chose qui les a fait tenir ces dernières années, est l’espoir d’être un jour réintégré et de reprendre du service dans leurs anciennes institutions. La décision de la cour constitutionnelle turque, l’an passé, avait fait briller une lueur d’espoir. Mais la démocratie en Turquie reste très fragile et rien n’a été mis en place pour les dédommager en contrepartie des multiples violations de leurs droits. Je ne serais pas étonnée que le gouvernement profite de cette crise pour durcir son emprise sur la société. Et quand nous sortirons de cette crise, l’économie turque sera plus fragile encore. L’État ne sera certainement pas disposé à verser des dédommagements, ni à rendre leur poste aux universitaires. »

Mais cette situation donne un nouvel élan aux universités solidaires. « Après la décision de la cour constitutionnelle, beaucoup ont pensé que les universités solidaires n’auront plus de raison d’être une fois que les universitaires auront retrouvé leur poste. Aujourd’hui, nous sommes plus que jamais convaincus qu'elles resteront d’importants acteurs. Les universités solidaires incarnent la recherche critique indépendante et la production des savoirs qui font désormais défaut dans les universités d’état. Elles comptent parmi les rares organisations restantes en Turquie à défendre la démocratie et il y a fort à parier que les donateurs internationaux continuent de financer un travail aussi crucial. »

Cela ne signifie pas pour autant que les universitaires limogés renoncent à leur combat pour retrouver leur place dans leur université. Noémi remarque avec regret que ce combat pour la réintégration reste politique et très importante d’un point de vue juridique. Sa plainte contre l’université du Bosphore et le Conseil de l’enseignement supérieur turc a été portée au Conseil d’État, et elle et ses collègues limogés continueront de se battre tant que la violation de leurs droits n’aura pas été reconnue par les tribunaux nationaux et internationaux.

Et Noémi de conclure, « cependant, je pense que cela ne devrait pas empêcher les universitaires concernés de se mettre en quête de nouvelles pistes, et les universités solidaires sont une alternative très intéressante. Elles bénéficient d'un immense soutien de la part de la société civile et proposent un enseignement alternatif d’une grande qualité. »