Inna Bilous
5 May 2020Aider les enfants vulnérables dans la province d’Odessa pendant la pandémie de Covid-19
Fer de lance d’une campagne de sensibilisation destinée à améliorer les conditions de vie d’enfants vulnérables placés en foyers pour mineurs dans la province d’Odessa, une jeune femme se bat pour faire appliquer la loi sur la réforme de ses institutions archaïques. Face à la pandémie de Covid-19, Inna Bilous change momentanément de fusil d’épaule et est aux commandes d'une ambitieuse initiative qui joue un rôle essentiel dans l’action de la région face à cette crise

Inna Bilous est une militante sociale multicartes. Elle a cofondé l’ONG Manifest Mira établie à Odessa après la Révolution de la dignité de 2014 en Ukraine et l’éclatement de la guerre dans l’Est du pays. Elle est aussi une fervente défenseuse de la cause culturelle. Elle mène un difficile combat dont l’objectif est d’offrir une vie meilleure aux enfants vulnérables de sa région. Et aujourd'hui, la voilà en première ligne dans la lutte contre le coronavirus.
Au lendemain de la révolution, l’action de Manifest Mira s’inscrivait plus dans l’aide aux personnes déplacées dans le pays et aux soldats pris dans ce conflit, à qui l’organisation proposait des logements gratuits dans un foyer du centre-ville et les nombreux sanatoriums de la région.
Au fil du temps, Inna et ses collègues se sont orientés vers les activités liées à des projets pédagogiques et culturels.
Inna s’est également battue pour la rénovation du Musée des beaux-arts, l’une des plus belles bâtisses d’Odessa qui était dans un état de délabrement avancé, trouvant le financement de cet ambitieux projet qui a redonné toute sa splendeur à ce magnifique espace public de la ville. Dernièrement, le musée a été officiellement reconnu comme monument architectural en Ukraine, l’apogée de 5 années de campagne menée par Inna et ses acolytes.
L’éducation et tout ce qui a trait aux enfants intéressent depuis longtemps Inna et dans le cadre de son programme pédagogique, Manifest Mira a commencé à proposer des cours d'apprentissage de la lecture et du codage destinés aux enfants placés en foyer.
Mobilisation pour l’application du plan de réforme de la désinstitutionnalisation
C’est précisément cette initiative qui a poussé Inna et ses collègues à s’engager dans ce qui constitue désormais l’action centrale de Manifest Mira : faire campagne pour obliger les autorités d’Odessa à appliquer le plan de réforme ukrainien de 2017 pour la désinstitutionnalisation des foyers pour mineurs. Dans la province d’Odessa, cette réforme prévoit de remplacer les 46 institutions résidentielles totalement dépassées que compte la province qui accueillent actuellement plus de 3 000 enfants (dont 320 orphelins), par des foyers de plus petite capacité et mieux adaptés aux enfants. La réforme prévoit également de mieux gérer l’admission des enfants afin de veiller, avant toute chose, à ce que moins d’enfants finissent dans ces institutions.
La province d’Odessa est l'une des rares régions d’Ukraine à ne pas avoir encore appliqué cette réforme, en raison de la résistance de la part des autorités locales et des intérêts compromis de quelques oligarques. Odessa a la réputation méritée d’être l’une des provinces les plus corrompues d’Ukraine et en tant que ville portuaire, les autorités privilégient généralement les enjeux commerciaux aux projets à vocation sociale. La population est peu au fait de la réforme de désinstitutionnalisation et de ce qu’est la réalité de ces enfants qui vivent dans des institutions d'un autre âge. Sans compter que la couverture médiatique est d’une effarante opacité. De l’opinion d'Inna, cette situation est intenable.
« Il s’agit souvent de la deuxième génération d’enfants placés en institution »
« Quand on pense à tous les problèmes économiques que connaît Ukraine et à la omniprésente, en particulier dans la province d’Odessa, la situation est tout simplement hallucinante. Pas moins de 55 % de l’aide financière venant de Kiev sont investis dans l’éducation dans notre région, et 20 % de ce montant sont consacrés à l’entretien de ces institutions résidentielles complètement dépassées. Il ne reste rien pour améliorer la vie des enfants et d’ailleurs, la plupart d’entre eux n’ont rien à faire dans ces foyers. Bien sûr, certaines de ces institutions accueillent une majorité d’orphelins, mais très souvent, ce sont les parents qui envoient leurs enfants dans ces établissements publics, ayant eux-mêmes grandi dans ces foyers », précise Inna.
Au cours des trois dernières années, Manifest Mira a développé une stratégie d’action sur plusieurs volets visant tous les secteurs de la société. Elle consiste, notamment, à surveiller la situation dans les foyers résidentiels gérés par l’état, à recenser les services dont ont besoin les enfants dans ces institutions et leurs familles, à organiser des tables rondes et à veiller à la couverture médiatique continue de ce sujet crucial.
Les recherches d'Inna dans d’autres régions de l’Ukraine l’ont convaincue que la mise en œuvre efficace de la réforme dépend de la coordination entre les agences sociales, les autorités et la société civile. Elle et son équipe ont travaillé en étroite collaboration avec les autorités ces dernières années à cet effet. Jusqu’à peu, Inna remplissait également la fonction de conseillère bénévole du gouverneur de la région.
L’impact de la Covid-19 sur les institutions résidentielles
Aujourd'hui, face à la pandémie mondiale de Covid-19, l’équipe de Manifest Mira est essentiellement réduite au télétravail. N’étant plus en mesure de contrôler les foyers, Inna se dit très préoccupée par le sort réservé aux enfants dans ces institutions.
Inna et un groupe de bénévoles ont déjà levé des fonds auprès d’entreprises locales pour acheter le matériel nécessaire destiné aux institutions, notamment des masques, du gel désinfectant et des médicaments de base qui font défaut, mais comme elle le fait remarquer, ces établissements sont général en sous-effectif et la majorité du personnel a plus de 65 ans, une tranche d’âge particulièrement vulnérable face au coronavirus.
La pandémie a cependant eu un effet positif, puisqu’au cours des deux dernières semaines, plus de 2 000 enfants ont été renvoyés chez eux, auprès de leur famille et seul un faible pourcentage d’entre eux a dû être à nouveau confié aux services de l’état. C’est bien la preuve qu’avec de la volonté, la désinstitutionnalisation est tout à fait faisable. Inna constate qu’à ce jour, quelque 300 enfants restent dans les institutions, la plupart étant orphelins.
Elle s’inquiète toutefois du bien-être des enfants renvoyés chez eux, n’ayant aucun moyen de contrôler leur état de santé ou leur sécurité, ou encore s’ils ont accès aux services d’éducation. Elle a déjà fait part de ses préoccupations au ministère. Cette situation reflète des enjeux plus vastes au sein des services sociaux qui, même en temps normal, ne sont pas suffisamment prompts à agir pour protéger les enfants vulnérables.
Le jour de l’entretien avec le FEDEM, Inna travaille de chez elle où elle s’occupe tous les jours de ces jeunes enfants tout en assurant la coordination des bénévoles qui interviennent en cette période de crise de la Covid-19.
Action menée par la société civile et les entreprises contre la Covid-19 dans la province d’Odessa
Effarée par l’absence totale de prise d'initiative affichée par les autorités de la province face à la Covid-19 (Odessa a été la dernière région à avoir désigné les hôpitaux mobilisés pour la prise en charge des patients atteints de coronavirus), Inna et d’autres personnes partageant ses préoccupations, ont créé ce qu'ils appellent un centre de crise opérationnel ou « Odessa contre la Covid » pour faire face à la crise. L’équipe se compose de profils très disparates : entrepreneurs, restaurateurs, avocats, professionnels des médias et citoyens lambda d’Odessa, tous motivés par la même détermination de se rendre utiles pour leur ville.
Cette plateforme conjointement dirigée par la société civile et les entreprises joue désormais un rôle central dans l’approvisionnement d’équipement pour les hôpitaux, lève des fonds pour l’achat de matériel, coordonne les bénévoles, fournit des repas pour les médecins et aide les personnes vulnérables dans la région, notamment les retraités. L’équipe a créé des feuilles de calcul Excel très bien renseignées et actualisées quotidiennement sur les besoins des hôpitaux.
À ce jour, Manifest Mira a, à elle seule, collecté plus de 700 mille hryvna (24 000 €) auprès d’entreprises et de particuliers de la région, tandis que de nombreuses entreprises ont fait don de biens et services au profit des hôpitaux et des plus vulnérables. De leur côté, entreprises, associations et autorités locales ont recueilli 300 millions de hryvna (10 millions €) destinés à l’achat de matériel pour les hôpitaux.
La province d’Odessa recense actuellement près de 240 cas déclarés de coronavirus, mais la faible disponibilité de tests et les tarifs de dépistage prohibitifs pratiqués dans le privé font que les chiffres exacts sont probablement sensiblement plus élevés. Autre fait préoccupant, 22 % des cas de coronavirus déclarés en Ukraine sont des médecins, le plus haut taux dans le monde.
« C’est une situation très délicate. Les hôpitaux ne sont pas capables d’acheter les équipements nécessaires. Leur budget est limité et le marché est en pénurie d’équipement de protection et de ventilateurs. D’autant que nous faisons face à d’importants problèmes de corruption et de spéculation, ce qui complique la tâche davantage. Nous avons pris contact avec des fournisseurs en Chine pour l’acheminement du matériel nécessaire. En tant qu’organisation de la société civile, nous intervenons sous diverses formes : nous fournissons du matériel aux hôpitaux, organisons des collectes de fonds pour l’achat d’équipement et assurons la coordination des bénévoles intervenant auprès des personnes vulnérables. Tout ce que nous faisons est documenté afin de garantir une totale transparence », explique Inna.
L’équipe de Manifest Mira se charge de coordonner les bénévoles de la plateforme de crise et à ce jour, 480 bénévoles se sont manifestés et ont signé le formulaire Google élaboré à cet effet.
« Nous avons lancé le formulaire pour recruter les bénévoles, puis nous contactons les candidats afin de les classer dans différentes catégories. Nous avons plusieurs groupes de bénévoles : des traducteurs, des chauffeurs, des photographes ou encore des fournisseurs agroalimentaires. Les traducteurs nous sont particulièrement utiles en ce moment car nous faisons traduire une multitude de documents en rapport avec le coronavirus provenant d’autres pays. Nous veillons ainsi à ce que les informations soient ventilées dans toute la région », précise-t-elle.
Le centre de crise anime également un canal Telegram très suivi sur lequel il publie des informations sur le coronavirus et les recommandations émises par l’OMS. Il a également une page Facebook qui informe le public sur les équipements hospitaliers nécessaires et sur les mesures à prendre pendant la période de quarantaine afin d’enrayer la transmission du virus.
Inna espère qu'une fois cette crise terminée, Manifest Mira pourra revenir à son activité principale. La pandémie de coronavirus a obligé l’équipe à repousser l’inauguration d’une exposition photographique mettant en avant les conditions de vie des enfants handicapés dans les institutions publiques, qui n’offrent à ces enfant aucun programme de développement approprié et leur imposent des conditions de vie totalement inadaptées. Elle espère vraiment que l’exposition pourra avoir lieu durant l’été.