Lusine Kharatyan
9 April 2019Pour plus de réflexion critique dans le système éducatif arménien
Une experte de l'éducation civique fait campagne pour réformer le système éducatif public en Arménie afin d'endiguer le nationalisme, de rehausser le niveau et d'enseigner aux élèves l'art de penser par soi-même.

La liberté d'échanger est un leitmotiv dans la vie de Lusine Kharatyan. Fille de deux universitaires, elle a grandi à Erevan, alors sous le joug de l'Union soviétique, dans un foyer où les opinions ont toujours été librement partagées, malgré la censure de l'époque. « J'ai grandi dans un contexte atypique », convient Lusine. « À la maison, nous avions toujours des livres censurés et interdits. »
Quand Lusine est entrée à l'université, au début des années 90, le pays était sous embargo et touché par un effondrement économique. Elle se souvient de l'absence de chauffage et d'électricité et d'avoir étudié à la lueur des lampes à gaz, engoncée sous des couches de vêtements pour surmonter le froid. Ayant été témoin de la transformation subséquente de la société, elle a acquis la conviction que « l'éducation est un moyen efficace de réformer la société. »
Après l'obtention de son diplôme à Erevan, Lusine est partie suivre des études de démographie en Égypte. « Quand je suis rentrée en Arménie en 2000, la société civile commençait à se développer. J'ai alors travaillé pour un projet qui visait à renforcer la société civile. Mais pour pouvoir réformer, il faut comprendre les mécanismes de la politique. Je suis donc partie faire une maîtrise en politiques publiques aux États-Unis. »
À son retour en Arménie, Lusine a travaillé pour des initiatives d'éducation pour adultes financées par des donateurs internationaux. Mais elle ne pouvait s'empêcher de penser que ces projets pouvaient être encore plus efficaces.
Je suis convaincue que le vrai changement découle de l'engagement d'efforts au niveau local pour répondre à des besoins locaux. Les projets portés par des donateurs ou par le gouvernement restent inefficaces.
Face aux statistiques alarmantes concernant l'éducation publique dans le pays et à l'inégalité sociale grandissante, Lusine s'est engagée dans le réseau Civic Initiative for Education en avril 2017. Ce réseau d'organisations de la société civile œuvre pour la promotion de la justice sociale et une approche basée sur les droits de l'homme dans le secteur de l'éducation en Arménie.
Montée du nationalisme
Devenue entretemps elle-même maman, Lusine était de plus en plus préoccupée par ce qu'elle observait à l'école de ses enfants, sous ce qu'elle qualifie de « alliance patriotique vindicative » du parti républicain au pouvoir aux relents toujours plus nationalistes, après le conflit de Haut-Karabakh en avril 2016.
« Le contenu pédagogique est non seulement nationaliste mais il ne laisse guère de place pour la pensée, la réflexion critique », déplore-t-elle. « Le contenu et l'enseignement des sciences sociales reprenaient quasi exclusivement des notions de nationalisme et de patriotisme. Les livres d'histoire, par exemple, sont élaborés à partir d'une perspective très étroite et restrictive, présentant une image patriotique du peuple arménien cerné par l'ennemi contre lequel il n'a de cesse de se battre, inoculant une culture de la victimisation du génocide, présentant une terre mère bien plus vaste et le devoir de se battre pour elle. »
Soutenu par le FEDEM, le réseau Civic Initiative for Education fait campagne pour laisser plus de place à la pensée critique dans le système éducatif public et atténuer les disparités régionales dans l'enseignement, en particulier dans les régions comme Kotayk et Armavir où le taux d'abandon scolaire est élevé.
Le réseau Civic Initiative for Education est intervenu auprès de lycées de ces régions, s'appuyant sur des outils pédagogiques sous forme de projets pour les sensibiliser et leur apprendre à influer sur les décideurs et à intervenir activement au sein de leurs communautés. « Si vous transmettez aux enfants les compétences, ils sauront quoi en faire », affirme Lusine.
Révolution de l'éducation ?
Les jeunes étaient nombreux à participer à la révolution de velours de 2018 en Arménie et Lusine ne doute pas un instant que leur présence et leur implication sont le résultat des programmes d'éducation civique et d'éducation informelle. « Quand on encourage la discussion et l'échange, le changement devient possible », clame Lusine. « Cela est aussi vrai pour la réconciliation arménienne avec l'Azerbaïdjan. Les gens se rendent compte que les mythes qu'on leur a ressassés dans leur enfance ne sont pas fondés. »
Malgré la révolution, la réforme de l'éducation est laborieuse, ralentie par des pratiques de corruption profondément ancrées et héritées du régime précédent, même si l'on peut se réjouir de quelques avancées positives comme, par exemple, la consultation engagée par le nouveau gouvernement auprès de la société civile sur une nouvelle proposition de loi portant sur l'enseignement préscolaire. Par ailleurs, le ministère de l'Éducation a organisé plusieurs discussions publiques sur des sujets tels que l'éthique des enseignants, l'enseignement supérieur et les programmes scolaires.
Le réseau Civic Initiative for Education cherche également à créer un syndicat d'enseignants qui non seulement améliorait les conditions de travail des enseignants dans tout le pays mais favoriserait aussi la participation de ces derniers au processus de réforme. Pour Lusine, cela favorisera également une plus grande équité entre les régions grâce à une répartition plus juste des ressources.
Lusine envisage l'avenir avec optimisme, un avenir source de changement positif, pas seulement dans l'éducation mais plus largement dans le pays : « La révolution a montré qu'une plus grande justice sociale était possible car c'est précisément à cause de l'injustice sociale que la révolution a pris une telle l'ampleur. »
Par Sarah Crozier
Clause de non-responsabilité : Cet article reflète les opinions des personnes bénéficiaires de subventions et non pas forcément la position officielle du Fonds européen pour la démocratie (FEDEM).