Sergiu Tofilat
25 February 2019Mettre au jour la corruption en Moldavie
Un ancien banquier moldave s’appuie sur ses connaissances du monde de la finance pour mettre au jour la corruption dans les pratiques comptables des services publics. Watchdog.md présente des enquêtes financières complexes dans des rapports faciles à comprendre destinés au grand public.

Les bilans financiers n’ont plus de secrets pour Sergiu Tofilat. Fort de son expérience dans le secteur bancaire et la gestion financière, il a pour ambition d’attirer des investissements étrangers en Moldavie et d’y créer des débouchés commerciaux. C’est d’ailleurs ce qu’il a tenté de faire après avoir quitté son poste de banquier en 2011 pour se lancer en tant qu’indépendant.
Il s’est aventuré pour la première fois, et par hasard, dans la sphère publique en mars 2015, peu après le vol de 1 milliard de dollars d’argent public et la dévaluation de la devise nationale qui s’est ensuivie. Ce scandale avait alors fait grimper en flèche les prix de l’électricité et du gaz.
Tandis qu’il réalisait une étude de faisabilité sur le traitement de produits agricoles, la pâte et le papier pour un parc industriel, M. Tofilat et son associé ont été confrontés à un obstacle juridique en lien avec la zone industrielle à développer. L’un des créanciers de cette zone industrielle était une société privée de distribution d’électricité. M. Tofilat a commencé à enquêter sur cette entreprise et à analyser les prix liés à l’entretien des réseaux de distribution de l’électricité.
« Directement volée de notre poche »
Il lui a fallu un certain temps pour se familiariser avec les réglementations techniques relatives à l’entretien des réseaux électriques et pour se rendre compte que des dépenses illicites étaient dissimulées et facturées aux consommateurs. Il a ensuite décidé de créer un blog pour publier ses découvertes. En deux jours, il avait attiré plus de 10 000 visiteurs.
Il a alors commencé à enquêter sur l’importation d’électricité, un monopole contrôlé par une entreprise d’État, créée par le ministère de l’Économie. Il a découvert deux faits surprenants. Premièrement, un intermédiaire dont les propriétaires se trouvaient dans des paradis fiscaux volait les consommateurs. « La moitié du montant des factures d’électricité était directement volée de notre poche », explique M. Tofilat. Et deuxièmement, le territoire séparatiste de la Transnistrie, producteur d’électricité, ne payait pas le gaz utilisé pour produire son électricité, et la dette ainsi accumulée était en réalité payée par le reste de la population moldave. Une autre enquête réalisée par The Black Sea a révélé des liens entre l’intermédiaire du réseau électrique moldave et le scandale du million de dollars volé.
M. Tofilat a été invité à parler de ses découvertes à la télévision, et il a par la suite fait de nombreuses apparitions dans les médias.
Suite à cette première initiative, il a décidé de creuser davantage cette problématique:
Nous avons créé un groupe d’experts indépendants qui suivent toutes les politiques liées à l’énergie et qui informent tant les institutions occidentales que les consommateurs des fraudes dans le secteur de l’énergie, dans le but de mettre les responsables face aux pressions du public », explique-t-il.
Ce groupe d’experts est devenu une ONG, Center ASPE, qui se consacre aux thématiques liées à l’énergie. « J’essaie de faire le plus de bruit possible, pour montrer que je fais partie des quelques experts qui comprennent véritablement les enjeux », explique-t-il. Après un an de travail non rémunéré, son ONG a été remarquée par des donateurs. Dans le cadre du Forum de la société civile pour le partenariat oriental, un consortium composé de quatre ONG issues de Roumanie, de Géorgie, de Moldavie et d’Ukraine, dont Center ASPE, a remporté un prix pour la surveillance des régulateurs de l’énergie dans les quatre pays.
En collaboration avec des experts des droits électoraux, du développement urbain et de la lutte contre la propagande, ils ont créé l’ONG Watchdog.md, qui œuvre en faveur d’une meilleure gouvernance. En juin 2017, l’ONG a signé son premier contrat de subvention avec le FEDEM, afin de mettre sur pied un groupe de lanceurs d’alertes sur les questions énergétiques et les politiques publiques en Moldavie.
La communication est la clé
En plus de son expertise technique de la finance, M. Tofilat est convaincu que son expérience dans le secteur bancaire lui a permis d’acquérir d’autres compétences utiles. Par le passé, il était également chargé de former rapidement le personnel sur les prêts aux entreprises, une expérience qui, selon lui, lui permet d’expliquer des concepts financiers complexes en des termes simples pour le grand public.
D’après M. Tofilat, l’affaire des tarifs de l’électricité a fait beaucoup de bruit, car des gens ordinaires perdaient directement de l’argent. Il est plus difficile de susciter l’intérêt du public pour le blanchiment d’argent ou la fraude bancaire. Dans ces cas-là, sa stratégie est de trouver de solides partenaires à l’étranger et de leur montrer des preuves de la corruption.
« En juillet 2018, avec d’autres experts, nous avons rédigé un projet de loi s’apparentant à la loi Magnitsky et nous l’avons présenté au parlement », raconte M. Tofilat. « La dernière initiative en date votée par le parlement porte sur l’amnistie fiscale et la loi relative à la citoyenneté – ils voudraient pouvoir vendre la citoyenneté moldave à des criminels étrangers pour légaliser des gains mal acquis contre une taxe de 3 %. »
Faire tomber le masque de la corruption
La version originale de la loi Magnitsky aux États-Unis permet au gouvernement américain de geler les actifs de personnes qui contreviendraient aux droits de l’homme n’importe où dans le monde. Une version moldave de cette loi serait un signal fort. M. Tofilat est d’avis que ce projet de loi mettra à l’épreuve la détermination des dirigeants politiques moldaves, surtout si la question est abordée dans les médias occidentaux. « Le parlement doit montrer son vrai visage – il est difficile de tricher avec les partenaires occidentaux », déclare-t-il. « Même si nous n’arrivons pas à nos fins, nous pourrons faire tomber leur masque. »
M. Tofilat se distingue par son intrépidité et par sa volonté de mettre les dirigeants face à leurs responsabilités. Lorsque l’agence publique en charge de l’énergie et le ministère de l’Économie ont tenté de répandre de fausses informations à son sujet dans la presse, bien au fait de ses droits, il a exigé qu’ils se rétractent. D’après M. Tofilat, les pouvoirs publics auraient également exercé des pressions sur ses parents. D’autres tactiques ont été utilisées pour le détourner de ses objectifs : par exemple, un dirigeant politique lui a proposé de l’argent pour qu’il rejoigne son parti. Fidèle à ses convictions, il a décliné la proposition.
« Le militantisme civique n’est pas mon objectif dans la vie », explique M. Tofilat. Il souhaiterait embrasser une carrière politique – à ses propres conditions – ou travailler quelque temps au sein de l’administration publique pour améliorer les choses, mais il aspire surtout à trouver des investissements étrangers pour la Moldavie. « Mais il ne sera pas possible de faire des affaires en Moldavie tant que l’on n’aura pas réglé les problèmes du secteur de la justice et du manque de transparence des fonds publics », affirme-t-il. « L’action civique est un moyen de résoudre ce problème. »
Par Sarah Crozier
Avertissement : cet article reflète le point de vue des bénéficiaires de subventions et non pas forcément la position officielle du Fonds européen pour la démocratie (FEDEM).