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Kareem Abeed

15 June 2018

Derniers journalistes d'Alep : la quête de la vérité au péril de leur vie

Après des études d'ingénierie, Kareem Abeed a bifurqué vers le journalisme citoyen accompagné d'une équipe animée par la même vision et la même volonté d'informer et de rendre compte des atrocités de la guerre et du travail entrepris par les organisations humanitaires de la ville durant le siège d'Alep.

Kareem Abeed Kareem Abeed © EED

Avant la révolution, les médias indépendants en Syrie était une notion très abstraite. Mais les événements de 2011 ont marqué le début d'une ère nouvelle de l'information syrienne, alors que des dizaines de citoyens ordinaires arpentaient les rues caméras et téléphone portables au poing pour rendre compte de la situation sur leur pays déchiré par un conflit d'une violence considérable. C'est ainsi qu'a débuté l'incroyable histoire de Kareem Abeed et du Centre Média d'Alep.

Né à Alep et diplômé en électronique et ingénierie des communications, avant la révolution et la guerre, Kareem travaillait en freelance pour le secteur de la Medtech.

« Je ne connaissais rien aux médias », confie-t-il. « Mais au fond de moi, j'avais toujours été intéressé par le journalisme. Et quand la révolution a éclaté, j'ai tout naturellement suivi cette voie. »

Kareem explique comment aux premières heures du soulèvement, le travail des médias se déroulait dans le plus grand secret. Quelques rares personnes dispersées dans la ville suivaient discrètement les manifestations pour les diffuser sur Youtube et Facebook. Quand en 2013, Alep finit par échappé au contrôle du régime, tous ces acteurs ont pu sortir de l'ombre et se rencontrer. C'est à cette époque que Kareem a co-fondé le Centre Média d'Alep (AMC) avec des journalistes citoyens comme lui.

Entre peur et devoir

De ses débuts très modestes, l'AMC est devenu un média indépendant primé qui coopère désormais régulièrement avec les plus grandes agences de presse internationales comme l'AFP, Reuters et la BBC. L'AMC était l'un des rares nouveaux médias spécialisés à travailler à Alep jusqu'à la chute d'Alep-Est en décembre 2016.

Interrogé sur ses motivations personnelles qui l'ont poussé à rester en zone de guerre, Kareem hésite un instant, puis explique :

« Je ne pouvais pas m'imaginer partir et ne plus informer sur ce qu'il se passait à Alep. Il était de ma responsabilité de tout montrer, de documenter, de filmer la réalité d'Alep. Et ce qu'il s'est passé… je ne peux pas le raconter avec des mots, mais je peux le montrer à travers l'objectif de ma caméra. »

Pendant ces trois années de travail dans la ville d'Alep ravagée par les bombardements, Kareem et ses confrères ont vécu des moments de désespoir intense, habités par le sens du devoir mais rongés par la peur. Ils ont vu plusieurs de leurs amis mourir et assisté impuissants à l'indifférence de la communauté internationale face à la violence des images qu'ils lui faisaient parvenir.

Chaque soir, au moment de vous coucher à Alep, vous vous demandez si vous serez encore en vie le lendemain. Les bombardements sont incessants. Dès que vous ouvrez les yeux et constatez que vous êtes en vie, vous n'avez qu'une envie, c'est de vous battre à votre façon pour votre pays. Et pour la vérité. »

Mais les atrocités n'ont pas été les seuls obstacles au travail de ce collectif. Le groupe a été la cible d'une campagne de dénigrement allant jusqu'à accuser l'AMC de conspiration avec des groupes terroristes. Interrogé sur la manière dont ils ont géré de telles désinformations, Kareem répond modestement :

« Nous disons la vérité et nous avons des preuves de tous les crimes commis à Alep. Ces campagnes ne nous déstabilisent pas, car nous savons qui nous sommes et ce que nous faisons. »

Travailler en état de siège

En mai 2016, alors que les forces du régime syrien étaient sur le point d'assiéger Alep-Est, le FEDEM a versé à l'AMC une aide d'urgence pour l'aider à rester sur le terrain. Les médias dépendant d'un approvisionnement énergétique qui serait coupé en état de siège, le collectif a utilisé les fonds versés par le FEDEM pour se procurer du matériel électrique alimenté à l'énergie solaire afin de pouvoir poursuivre son travail.

« Cela nous a permis de continuer à diffuser alors que tous les autres médias avaient cessé leur activité, avaient été détruits ou ne disposaient d'aucune source d'énergie pour travailler. Mais l'AMC a continué jusqu'au dernier souffle. Nous avons tourné quasiment toutes les scènes du documentaire « Les derniers hommes d'Alep » grâce aux panneaux solaires achetés avec l'aide du FEDEM. »

« Les derniers hommes d'Alep » est un film documentaire très remarqué, sélectionné pour l'Oscar du meilleur film documentaire en 2017. Le film est un témoignage historique qui suit un groupe de volontaires appelés « Casques blancs » qui portent secours aux civils assiégés, pris sous le feu des bombes à Alep.

« La défense civile, les Casques blancs, ont commencé comme nous », confie Kareem. « Des citoyens ordinaires qui se sont organisés pour sauver les victimes dans les zones bombardées. »

Kareem souligne la difficulté de l'AMC pour mener ce travail à bien. Contacté par de nombreuses chaînes de télévision intéressées par l'achat du documentaire, l'AMC a eu du mal à trouver les fonds pour finir ce film indépendant destiné à une distribution cinématographique. Mais ils ont réussi.

De la zone de guerre au tapis rouge

La nomination aux Oscars était pour le moins inattendue. Après bien des difficultés à obtenir les visas d'entrée aux États-Unis – des déboires largement relayés par les médias du monde entier – l'équipe s'est retrouvée à la cérémonie de remise des prix.

Kareem se rappelle fouler le tapis rouge et être totalement incapable de sourire. « Je n'arrivais simplement pas à me réjouir », déclare-t-il. « Je portais en moi ce film de mort, de sang et de destruction. »

Cependant, la nomination de l'AMC aux Oscars, a été pour eux la reconnaissance de leur mission et du travail du collectif : « Nous avons fait ce qui nous paraissait juste. Je crois que c'est à ça que nous devons notre nomination. »

Le collectif a quitté Alep après la chute de la ville, mais il continue de travailler. Cherchant à tirer parti de son expérience comme reporters de guerre, il entend réaliser de nouveaux documentaires et former les futurs journalistes.

Revenant sur « Les derniers hommes d'Alep », Kareem nous rappelle que la guerre en Syrie n'est pas finie :

« Quiconque voit ce film devient spectateur des crimes qui sévissent en Syrie. Nous n'avons pas tourné ce film pour l'argent.Nous l'avons fait pour témoigner, pour documenter l'histoire. Et nous l'avons fait pour l'humanité. Rien de plus. »

Par Joanna Nahorska

Clause de non-responsabilité : Cet article reflète les opinions des personnes bénéficiaires de subventions et non pas forcément la position officielle du Fonds européen pour la démocratie (FEDEM).