Natalia Antelava
30 April 2018Crises revisitées
« Je ne prétends pas pouvoir changer la manière dont les crises sont couvertes par les médias, mais nous pouvons montrer qu'il est possible de travailler différemment, en replaçant les événements dans leur contexte et en les analysant. »

C'est par un froid matin hivernal à Varsovie que nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec Natalia Antelava, encore sous le choc de la nouvelle, ayant appris que Coda s'était vu décerner le prix duPont, le Pulitzer des médias modernes, et épuisée par une nuit blanche passée à recevoir des appels de félicitations et des communiqués de presse.
« Je n'arrive toujours pas à croire que nous avons remporté ce prix », plaisante-t-elle.
Quand on sait que Coda n'a été créé qu'en 2016 avec très peu d'argent, trois personnes, une campagne de financement participatif continu et le premier projet pilote en cours de concrétisation, remporter ce prix relève de l'exploit.
Nous n'étions même pas rémunérés, le projet était un peu expérimental et d'un coup nous voilà propulsés, reconnus pour notre modèle, notre concept et notre vision éditoriale. »
Replacer les événements dans leur contexte
La journaliste récompensée, Natalia Antelava, est originaire de Tbilisi, en Géorgie. Ancienne correspondante à l'étranger pour BBC News dans le Caucase, en Asie centrale et au Moyen-Orient, Natalia dirige désormais la rédaction de Coda, qui produit des reportages multimédias détaillés et exhaustifs, souvent expérimentaux sur des sujets portant sur l'ancienne Union soviétique et l'Europe.
Coda Story est né d'une volonté de créer une plateforme de médias qui aurait comme particularité de faire le lien entre les différents éléments des crises que nous traversons aujourd'hui.
« Le modèle est en fait très simple », explique Natalia. « Nous prenons un sujet, mettons une équipe de journalistes dessus qui va l'aborder sous des angles très différents. Nous réunissons toutes les pièces du puzzle qui s'imbriquent afin d'avoir une vision globale du sujet sur lequel nous enquêtons. »
Cette reconnaissance internationale de Coda Story vient récompenser le concept et la réflexion éditoriale innovants de la plateforme.
« Notre premier pilote porte sur la guerre du Kremlin lancée contre les homosexuels afin d'essayer de comprendre la raison qui se cache derrière cette soudaine croisade contre l'homosexualité. Nous essayons de mettre en avant non seulement l'aspect humain, qui est évidemment central, mais aussi les raisons qui motivent cette démarche. Pourquoi soudain s'en prendre ainsi aux homosexuels ? »
Des zones de guerre aux crises revisitées
Enraciné dans l'expérience de Natalia en tant que correspondante de guerre, Coda Story est tout sauf un média d'actualités. Comme le souligne la cofondatrice de Coda, les journalistes, dans leur quête perpétuelle du scoop, négligent souvent le contexte, survolant les faits et rédigeant les articles à la chaîne.
Elle se souvient du moment précis où elle s'est fait la réflexion qu'il devait bien exister un autre moyen de faire du journalisme. C'était en 2013 et elle couvrait pour la BBC le soulèvement au Yémen.
« C'était un sujet fort qui a suscité beaucoup d'intérêt et tout à coup on m'a envoyée là-bas. Je me souviens être assise à l'aéroport en attendant mon vol retour. J'ai compris que j'allais partir et que ça serait fini, le Yémen ne ferait plus les gros titres. Et pourtant, l'histoire était loin d'être terminée, en fait elle ne faisait que commencer. Et nous ne serions même pas là pour la couvrir. »
Cet épisode a été le point de départ d'une conversation avec un groupe de personnes afin de remettre en question la nature jetable des médias et du journalisme traditionnel : « Nous voulions changer les choses, créer une plateforme qui ne se contenterait pas d'être un gouffre sans fond d'info en boucle mais un fil logique de reportages soigneusement sélectionnés permettant d'obtenir une vision plus large de la situation. »
L'occasion de concrétiser cette idée s'est présentée en 2014 avec un concours pour start-up à Barcelone. Avec l'aide d'une société de design qui avait accepté de concevoir la maquette gratuitement, Coda Story remportait le premier prix.
Deux ans plus tard, les membres de l'équipe de Coda quittaient tous leur emploi pour se lancer dans l'aventure avec un concept totalement opérationnel.
Sous un autre angle
Contrairement aux médias traditionnels, les journalistes de Coda s'intéressent à un sujet spécifique afin de replacer les « histoires individuelles dans le contexte des événements plus vastes ». Coda a couvert trois sujets à ce jour : la crise des migrants en Europe, la crise LGBTQ et les campagnes de désinformation dans l'ensemble de l'Eurasie.
Le soutien du FEDEM par le biais de son Fonds de soutien au contenu créatif nous permet de développer une version en langue russe du site Web de Coda Story (Codaru.com), venant compléter la version Coda English déjà en ligne. Le site Web a récemment été bloqué par le Kremlin dans le cadre d'une vaste campagne ciblant les médias indépendants en Russie. Mais l'équipe continue de publier du contenu sur ses plateformes de réseaux sociaux.
En produisant du contenu de qualité à travers des sujets abordés sous différents angles et au moyen d'outils multimédia variés, l'équipe cherche à séduire un public plus vaste et à devenir, à terme, « la référence » que tout le monde ira consulter pour comprendre les tenants et les aboutissants d'une crise ou d'un problème.
Et force est de constater que ça marche, à tel point que Coda est devenu une source pour l'émission américaine de John Oliver qui traite de l'actualité dans le monde. Malgré cela, Natalia Antelava et Ilan Greenberg, les fondateurs de Coda, continuent à s'interroger : « Mais qu'est-ce qui nous a pris ? Nous pourrions avoir un emploi normal avec un salaire normal… »
Dans le même temps, ils sont très fiers de leur « enfant chéri ». Et les retours et réactions reçus du monde de l'information sont incroyablement positifs, une consécration pour le modèle mis en place par l'équipe.
À la question portant sur la mission dont Coda se sent investi, Natalia répond :
« Notre mission consiste à faire la lumière sur les grandes crises de notre époque et à placer les événements dans leur contexte. À couvrir sans relâche et de manière approfondie les grandes questions et les sujets souvent négligés mais néanmoins importants. Et cette fonction révélatrice ça devrait être au centre de tout journalisme digne de ce nom. »
Par Joanna Nahorska
Clause de non-responsabilité : Cet article reflète les opinions des personnes bénéficiaires de subventions et non pas forcément la position officielle du Fonds européen pour la démocratie (FEDEM).