Isam Uraiqat
14 November 2017Au-delà des limites au Moyen-Orient
Al Hudood en arabe signifie « frontières » ou « limites ». Le site satirique d'actualités du même nom ose aborder les questions politiques et sociales du Moyen-Orient, faisant fi des tabous avec une bonne dose d'humour.

Tout a commencé quand un épisode politique risible (un de plus §) poussa Isam Uraiqat, co-fondateur d'Al Hudood, à appeler son ami.
« S'il n'avait rien de particulièrement extraordinaire, cet incident nous a fait prendre conscience que ce qu'il manquait vraiment dans le monde arabe, c'était un site satirique d'actualités afin de tourner en dérision les absurdités de la vie quotidienne d'ici. Et on s'est dit que c'était à nous de le faire. »
Une nuit et quelques verres plus tard, Al Hudood voyait le jour.
Des débuts pas toujours roses
La plateforme était opérationnelle en un mois. Depuis, la vie de ses co-fondateurs, tous écrivains professionnels, a pris une tournure inimaginable.
L'idée initiale était de voir ce que l'on pourrait faire de cette plateforme la première année », explique Isam dans un accent britannique impeccable non dénué de charme jordanien.
Mais à force de s'investir dans une telle entreprise durant sa phase initiale, sans financement, à raison de 6-7 heures par jour bénévolement, les fondateurs ont commencé à se demander s'ils allaient survivre à cette première année. Rien n'allait comme prévu : les annonceurs tournaient le dos à Al Hudood car trop controversé. Les investisseurs potentiels reculaient, craignant de voir le site fermer à tout moment.
Au bord du désespoir, l'équipe s'est tournée vers Google (qui d'autre ?) pour trouver de l'aide.
Et c'est comme ça qu'on a découvert l'existence du Fonds européen pour la démocratie (FEDEM). C'était exactement ce dont nous avions besoin » s'exclame Isam. « Sérieusement, sans le soutien du FEDEM, nous n'aurions pas survécu. »
Une vie pas toujours rose non plus
Le gouvernement jordanien avait suspendu l'enregistrement d'Al Hudood pendant près d'un an et demi avant de finir par rejeter la demande. Après mûre réflexion, le groupe décida de s'enregistrer au Royaume-Uni, nécessitant des démarches bureaucratiques supplémentaires et des mois d'attente. Mais leurs efforts ont fini par payer et Al Hudood est officiellement né deux ans et demi après son lancement.
Mais les conflits avec le gouvernement jordanien n'ont pas pour autant cessé. Suite à la publication d'un article en apparence anodin sur l'Arabie saoudite, Isam fut accusé de « perturber les relations avec les pays voisins ».
Suite à cet épisode, Isam et l'équipe se sont demandé s'ils devaient changer de ton et publier du contenu moins virulent. Ils ont unanimement rejeté cette éventualité.
« Nous n'avons pas fait tout ça pour maintenant reculer », se remémore Isam de cette conversation avec ses collègues. « Certains ont même menacé de partir si l'on changeait de cap. »
Le média publie désormais des sujets d'actualité et des caricatures satiriques, usant de sarcasme et de dérision pour aborder des sujets sérieux dans l'une des régions les plus volatiles au monde.
Avec autant de matière à ridiculiser, les rédacteurs d'Al Hudood n'ont que l'embarras du choix.
Nous parlons de tout ce qui est un sujet de conversation dans le monde arabe », précise Isam. « Nous ne procédons à aucune discrimination dans le choix de nos cibles. Nous mettons aussi en lumière des problèmes qui sont à peine abordés dans les médias grand public.
Par exemple, qui s'intéresse au Yemen ? » interroge-t-il. « Nous nous efforçons d'évoquer ces questions et nous le faisons avec humour. L'un de mes articles préférés dans cette rubrique est un article intitulé "Un homme plaint les Yéménites après s'être rendu compte que les Saoudiens ne se trompent jamais et que les Yéménites méritent de mourir". Ce commentaire illustre le fait que les gens associent les Saoudiens avec l'autorité finale ou la religion elle-même. »
Croisade sociale d'Al Hudood
La réponse du public a été ahurissante. Sur Facebook, le média compte désormais 250 000 followers.
« Nous avons activé les commentaires des lecteurs pour avoir une idée des opinions exprimées, et il s'avère que 90 % des commentaires sont positifs et encouragent notre travail. Les 10 % restants nous vouent une haine qui n'a pas d'égal ! Nous répondons à tous les messages, quels qu'ils soient, la finalité étant d'instaurer un dialogue. Nous donnons la parole à tout le monde, même aux trolls. »
À travers cette « croisade sociale », l'équipe a vu de nombreux et virulents détracteurs et opposants devenir de fervents défenseurs du média.
« Et c'est là tout l'objet de notre action : faire changer les mentalités », poursuit Isam. « Dans le monde arabe, le peuple est habitué aux grandes machines médiatiques des gouvernements qui lui dictent ce qu'il doit penser. Le public prend pour argent comptant tout ce qu'on lui sert sur un plateau. Ce qui m'importe, c'est de montrer aux gens que lorsqu'ils lisent les informations, ils doivent les traiter comme un commentaire subjectif, pas forcément comme la vérité ultime. »
Difficultés quotidiennes
Interrogé sur les plus grandes difficultés auxquelles Al Hudood a dû faire face, Isam s'exclame « Mon dieux, il y en a eu et il y en a encore tellement ! »
« Dès le début les gens nous ont dit que nous ne pouvions pas dire ceci, que nous ne pouvions pas critiquer cela. Mais pour nous, tout est permis. Nos tracas avec les autorités étaient presque même dérisoires en comparaison de la difficulté à faire adhérer le public et des menaces de mort quotidiennes proférées par nos lecteurs les plus "passionnés" ».
Assurer la pérennité financière de notre média n'a pas non plus été facile. L'approche décalée d'Al Hudood a découragé de nombreuses organisations internationales à apporter leur financement. L'aide du FEDEM nous a été salvatrice.
Une autre difficulté que nous rencontrons concerne le recrutement de personnel.
« Il nous a fallu trois ans et demi pour trouver une personne à temps plein. Le ton controversé de notre média rebute de nombreux candidats potentiels », déplore Isam.
« Sans compter qu'il n'est pas facile de trouver les bonnes personnes. Notre vocation est de faire passer un message, pas seulement nous moquer. Le rôle ultime de la satire est de veiller à un bon équilibre. Et c'est très difficile d'y parvenir. »
Mais malgré la complexité, le père fondateur d'Al Hudood est loin de renoncer. Son rêve est de bâtir un réseau de plusieurs centaines d'auteurs disséminés dans tout le Moyen-Orient pour être sûr que tout le monde soit 'raillé' à la même enseigne.
Nous adorons ce que nous faisons. Pouvoir dire ce que l'on veut, comme on le veut et quand on le veut, c'est vraiment quelque chose. »
Par Joanna Nahorska
Clause de non-responsabilité : Cet article reflète les opinions des personnes bénéficiaires de subventions et non pas forcément la position officielle du Fonds européen pour la démocratie (FEDEM)