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Daniel Ioannisian

3 July 2017

Le prix à payer pour avoir dénoncé des fraudes électorales en Arménie

Une ONG arménienne se retrouve au cœur de la tempête après avoir dénoncé des faits de fraude électorale imputés au Parti républicain au pouvoir.

Daniel Ioannisian Daniel Ioannisian © EED

Fin mars, des activistes de l'Union of Informed Citizens (UIC) avaient appelé 136 écoles dans tout le pays.

Se faisant passer pour des membres du Parti républicain au pouvoir, ils avaient demandé aux directeurs d'écoles s'ils dressaient bien la liste des parents, enseignants et membres du personnel ayant déclaré soutenir le parti lors des élections parlementaires du 2 avril, une pratique décrite par l'UIC comme une tactique illégale bien rôdée et largement employée par le Parti républicain.

Selon les affirmations du fondateur de l'UIC, Daniel Ioannisian, sur les 136 directeurs d'établissements contactés, 114 (soit 80 %) avaient confirmé tenir des listes. Les directeurs d'écoles avaient ensuite envoyé les listes de noms au Parti républicain, lequel les avaient transmises aux collectivités locales afin de vérifier que les électeurs figurant sur les listes avaient bien voté.

« C'est une pratique largement répandue, quasi systématique », déplore Daniel Ioannisian. « Le Parti républicain utilise de manière éhontée les ressources administratives pour recruter des électeurs, il verse des pots-de-vin et fait pression sur les électeurs pour qu'ils votent pour le Parti. La société civile est très présente en Arménie, elle ne laisserait jamais le parti au pouvoir pratiquer le bourrage des urnes. Les infractions sont donc plus subtiles et plus difficiles à mettre en lumière. »

Pour appuyer ses affirmations, l'UIC a publié sur son site les enregistrements sonores de ses conversations téléphoniques avec les directeurs d'écoles.

Toujours d'après Daniel Ioannisian, la plus longue liste portée à la connaissance de l'UIC contenait quelque 1 700 noms et avait été compilée dans une école de Gyumri, la deuxième ville d'Arménie. Il affirme également que certains directeurs d'écoles avaient ouvertement admis, lors de ces échanges téléphoniques, avoir recours à l'intimidation.

« Il n'est pas rare que les directeurs d'écoles fassent pression sur les parents pour les amener à voter pour le Parti républicain. Ils n'hésitent pas, par exemple, à leur dire que leurs enfants pourraient avoir des problèmes à l'école s'ils ne s'exécutent pas », précise-t-il.

Ce qui était au départ une modeste campagne destinée à dénoncer les infractions électorales, est depuis devenu un scandale à grande échelle qui a donné lieu à un débat houleux sur la liberté d'expression en Arménie.

Deux mois après les faits, l'UIC faisait déjà l'objet de plus d'une trentaine de plaintes pour diffamation déposées par des directeurs d'écoles mécontents. En cas de condamnation, l'organisation devra verser jusqu'à 120 000 euros à titre de dommages et intérêts, une somme colossale pour une petite ONG.

Daniel Ioannisian a également fait l'objet d'attaques virulentes dans les médias publics, certains organes de presse étant même allés jusqu'à publier des informations sur sa famille et sur son casier judiciaire, informations que la police aurait laissé fuiter.

Les attaques contre l'UIC ont provoqué un tollé général parmi la population qui accuse les autorités de vouloir museler les opposants à la corruption.

L'enjeu va au-delà de l'amende de 120 000 euros ou du destin de notre organisation », affirme Daniel Ioannisian. « Si nous perdons, les Arméniens n'oseront plus dénoncer la corruption en politique. Journalistes et activistes ont le droit de travailler sans craindre d'être poursuivis pour avoir fait leur travail. »

Physicien de formation, Daniel Ioannisian s'est très tôt intéressé à la politique, devenant membre du parti de l'opposition Héritage en 2007, alors qu'il étant encore étudiant à l'université d'Erevan.

Déçu par ce qu'il décrit comme des pratiques anti-démocratiques au sein du parti, il a rendu sa carte en 2013.

« J'ai alors décidé de me consacrer exclusivement à la physique », se souvient-il.

Mais quelques mois plus tard, l'indéboulonnable président, Serzh Sargsyan, annonçait l'adhésion du pays à la Communauté économique eurasienne aux côtés de la Russie, de la Biélorussie et du Kazakhstan. Cette annonce, faite quelques semaines à peine avant l'entrée d'un accord d'association et de libre-échange avec l'Union européenne, a stupéfait de nombreux Arméniens, dont Daniel Ioannisian.

Il quitte alors son poste de chercheur à l'Institut de physique d'Erevan, et fonde l'UIC avec un groupe d'amis tout aussi bouleversés par ce qu'il appelle le « revirement de politique étrangère » de l'Arménie.

Depuis quatre ans, l'UIC travaille sans relâche pour informer la population sur les politiques étrangères, les élections et les principes démocratiques. L'organisation publie des articles de fond, ainsi que du contenu plus abordable, comme des vidéos, afin de toucher un plus large public. Elle a également créé un nouveau portail d'informations en langue russe et un site Web de vérification des faits, sut.am, afin de lutter contre la désinformation.

Le groupe a été particulièrement actif dans les mois précédant les élections parlementaires du 2 avril, les premières depuis les changements constitutionnels très controversés introduits en décembre 2015 transférant le pouvoir du Président vers le Parlement et le Premier ministre.

Pour les détracteurs, et notamment Daniel Ioannisian, ce nouveau système n'a d'autre but que de consolider la dominance du parti au pouvoir et permettra à M. Sargsyan de rester au pouvoir en tant que chef du parti au terme de son mandat en 2018.

Malgré le flux constant de critiques cinglantes de l'UIC à l'égard des autorités, Daniel Ioannisian ne s'attendait pas à ce que le canular téléphonique d'avant les élections provoque une réaction d'une telle violence.

Nous savions que nos révélations feraient des vagues mais pas d'une telle intensité », s'étonne-t-il.

Daniel Ioannisian pense que l'UIC parviendra à écarter les accusations de diffamation.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que le groupe est bien défendu. Après les plaintes et les poursuites engagées, des dizaines d'avocats ont contacté l'ONG pour lui offrir leurs services bénévolement.

« Je suis à peu près sûr de gagner ce procès », affirme-t-il. « D'abord, nous n'avons pas menti, les enregistrements que nous avons publiés le prouvent. Ensuite, nous bénéficions de l'immense soutien de la population. »

Malgré ce qu'ils endurent, Daniel Ioannisian et ses compagnons n'hésiteraient pas à recommencer. Loin de les avoir dissuadés, les attaques dont a fait l'objet l'organisation semblent les avoir au contraire encouragés à poursuivre dans cette voie.

« Cela nous a fait prendre conscience de l'importance de notre travail », se réjouit Daniel. « C'est pour nous un élément de motivation. Un peu comme si c'était la reconnaissance de notre travail. »

Par Claire Bigg

Clause de non-responsabilité : Cet article reflète les opinions des personnes bénéficiaires de subventions et non pas forcément la position officielle de l’EED (European Endowment for Democracy).