Yassin Al-Haj Saleh
18 January 2017Une vie de dissident
Yassin al-Haj Saleh est la force motrice derrière Al Jumhuriya, un collectif d’intellectuels syriens qui ont à cœur de mieux faire comprendre leur pays.

Avec son langage soutenu et sa tête couronnée de cheveux blancs, Yassin al-Haj Saleh pourrait aisément passer pour un professeur d’université tout ce qu’il a de plus conformiste.
Auteur prolifique d’ouvrages et d’articles dans son pays d’origine, la Syrie, l’écrivain de 55 ans est l'un des plus éminents intellectuels du pays. Les journalistes occidentaux l'ont surnommé « la conscience de la Syrie ».
Et pourtant, Yassin Al-Haj Saleh, n’a jamais appartenu au monde calfeutré des universitaires. Il a passé ses années formatrices en prison, ayant été détenu en 1980 pour ses sympathies communistes alors qu’il était étudiant en médecine à Alep. Il avait tout juste 19 ans au moment de son arrestation. Il en avait 35 quand il fut libéré 16 ans plus tard.
« La prison ne m’a pas seulement façonné. Je suis un enfant de la prison », affirme-t-il dans un anglais élégant empreint d’un léger accent.
En prison, Yassin Al-Haj Saleh passait la plupart de son temps penché sur les livres dans la lumière blafarde de sa cellule.
Les livres, dit-t-il, l’ont aidé à supporter les dures réalités de la vie en détention en Syrie et lui ont appris quasiment tout ce qu’il sait aujourd'hui, y compris l’anglais.
Compte tenu des épreuves qu'il a traversées, c’est un homme étonnamment affable. Il exècre les discours de victimisation qu’entonnent volontiers de nombreux Syriens et met une touche positive à sa propre incarcération, décrivant cette période comme une seconde enfance qui lui a permis de transcender ses limites.
« Vivre une seconde enfance est un privilège réservé à peu de personnes », plaisante-t-il. « Je suis sérieux » ajoute-t-il d'un air plus grave. « En luttant pour survivre dans ces conditions carcérales, je me suis libéré de mes chaînes intérieures.
Cela a été une expérience émancipatrice, même si le prix à payer a été terrible. »
Les mesures de répression à l’égard des dissidents menées par le feu président syrien Hafez al-Assad et perpétrées par son fils Bashar al-Assad, ont profondément marqué son existence.
Yassin Al-Haj Saleh vivait à Damas quand les Syriens se sont soulevés en 2011, exigeant le changement et provoquant le courroux de Bashar al-Assad. Alors que le gouvernement rétorquait par le pilonnage, les arrestations et la torture pour réprimer le soulèvement, Yassin al-Haj Saleh décida de se cacher à Damas pour soutenir la rébellion.
À l’automne 2013, son frère fut enlevé par des combattants de l’État islamique. Il n’a plus jamais eu de ses nouvelles.
Craignant pour sa propre sécurité, l’écrivain prit la fuite et partit en Turquie.
« J’ai pu sortir clandestinement du pays, aidé par deux jeunes hommes », explique-t-il. « L’un d’eux a ensuite été capturé et torturé à mort. L’autre a également été arrêté mais est sorti vivant. »
Plusieurs mois après sa fuite, un nouvel événement tragique se produisit. Son épouse, Samira Khalil, elle-même une ancienne prisonnière politique, fut enlevée par des groupes armés à l’extérieur de Damas. Elle n’a toujours pas été retrouvée.
Depuis sa nouvelle résidence à Istanbul, Yassin al-Haj Saleh poursuit le combat qu’il a mené toute sa vie contre la dynastie Assad. Avec un groupe d’intellectuels syriens, il dirige Al Jumhuriya, une plateforme en ligne qui publie des articles de fond sur la politique, la société et la culture syriennes.
« Nous ne sommes pas des soldats, ni des politiciens, mais nous pouvons aider, nous aussi », affirme-t-il.
Nous sommes des écrivains et des intellectuels capables d’exprimer des idées et de critiquer. Nous sommes des démocrates de gauche séculiers, nous sommes des hommes et des femmes, nous sommes de différentes origines religieuses et communautaires.
Et nous voulons faire entendre nos voix. »
Al Jumhuriya, qui signifie « La République » en arabe, a été lancée en 2012. À l’époque, Yassin al-Haj Saleh et trois des autres fondateurs vivaient en Syrie. Aujourd'hui, ils ont tous été contraints de s’exiler.
Jusqu’en 2015, le site Web fonctionnait sur la base du bénévolat.
« C’était pour nous une manière de participer au combat », précise Yassin al-Haj Saleh.
Al Jumhuriya a depuis bénéficié de plusieurs subventions pour couvrir ses dépenses, dont un récent parrainage de l’EED.
Grâce à ses articles incisifs publiés en arabe et en anglais, le site Web s’est imposé comme une ressource d'informations incontournable pour les Syriens et les observateurs du monde entier. La plateforme dépend d’un vaste réseau de collaborateurs, dont de nombreux vivent en Syrie. Elle publie des témoignages et des comptes rendus de première main de ce qu’est la vie dans ce pays déchiré par la guerre.
Comme l’indique Yassin Al-Haj Saleh, le climat de peur instillé par le régime Assad a longtemps dissuadé les Syriens d’écrire sur la situation dans leur pays.
« Il a toujours été très dangereux pour les Syriens d’exprimer leurs opinions politiques », souligne-t-il. « Lorsque nous avons commencé notre travail, très peu de choses avaient été écrites sur la Syrie, et ce qui avait été écrit, l’avait été de la main d’universitaires occidentaux. »
Si la guerre a donné lieu à une vaste couverture médiatique ces dernières années, Yassin al-Haj Saleh ne peut s’empêcher de penser que la plupart des articles rédigés ne font que gratter la surface du problème. D’après lui, rares sont les auteurs, y compris parmi les Syriens, à avoir rédigé des analyses approfondies revenant sur les origines et la ramification du conflit.
Al Jumhuriya s’attache à combler ce fossé.
« Il existe de nombreux sites Web intéressants en Syrie, mais la plupart sont rédigés par des journalistes, pas par des intellectuels, ou par des auteurs qui s’intéressent à la sociologie, à l’anthropologie ou à la philosophie », déplore Yassin Al-Haj Saleh. « Nos articles se penchent lourdement sur la politique mais notre travail laisse une grande place à l’imagination, à la pensée critique. C’est ce qui nous distingue des autres ressources. »
Selon Yassin Al-Haj Saleh, le contenu publié par le site Web compte « parmi ce qu’il y a de mieux sur le sujet de l’État islamique » et repose sur les témoignages de collaborateurs présents en Syrie. L’un de ses frères a lui-même écrit un article pour Al Jumhuriya après avoir été détenu six semaines par le groupe terroriste.
En définitive, l’objectif d’Al Jumhuriya va au-delà de la politique, d’Assad ou de la guerre. Pour Yassin Al-Haj Saleh, il s’agit d’unir les Syriens, en particulier les jeunes, et de leur donner de l’espoir au milieu de la dévastation de leur pays.
« Voilà pourquoi je ne peux me laisser aller à perdre espoir », déclare-t-il d’un sourire las. « Mais je dois avouer, que ça m’est de plus en plus difficile. »
Par Claire Bigg
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