Yaman Akdeniz
8 November 2018La bataille d'un juriste turc pour la liberté d’expression
Un professeur de droit exploite le système judiciaire pour contrer la censure d’Internet et les atteintes à la liberté d’expression en Turquie.

Quand nous parvenons enfin à nous joindre au téléphone, Yaman Akdeniz, professeur de droit en Turquie, se confond en excuses : il a passé la journée à arpenter Istanbul à la recherche des futurs locaux de sa nouvelle ONG, en vain. « Les propriétaires turcs rechignent à louer à des associations », explique Yaman. « D’abord, les associations ont la réputation d’être de mauvais payeurs, et dans notre cas précis, notre nom leur fait peur : Freedom of Expression Association ».
Son expertise dans les médias, Yaman la doit à 16 années passées au Royaume-Uni où il a terminé ses études avant d’embrasser une carrière universitaire qui l’a mené au poste de Maître de conférences à l’université de Leeds.
Faisant autorité dans le domaine des libertés numériques, en 1999, Yaman, alors directeur de Cyber-Rights.Org, sa première ONG établie au Royaume-Uni, avait été auditionné par une commission parlementaire à la Chambre des communes au sujet des propositions faites par le gouvernement britannique pour sa politique de cryptage. Plusieurs organisations internationales ont depuis fait appel à son expertise, notamment le Parlement européen, le bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme (HCDH) et le représentant de l’OSCE sur la liberté des médias.
Crise de la quarantaine ?
C’est la crise de la quarantaine, plaisante-t-il, qui a poussé Yaman à revenir en Turquie en 2009 à l’âge de 41 ans, où il a poursuivi sa carrière universitaire en tant que professeur de droit à l’université Bilgi d’Istanbul. Il n’a pas tardé à s'impliquer dans des affaires de censure d’Internet.
Sa première affaire, qu’il a portée, sans succès, jusqu’à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) concernait le blocage d’accès à MySpace et à Last.fm. De nombreuses autres affaires s’en sont suivies, toujours pour la défense de personnes dont les sites Web avaient été bloqués, notamment le célèbre biologiste et théoricien de l'évolution, Richard Dawkins.
Son appel auprès de la Cour constitutionnelle de Turquie, intenté avec son collègue Kerem Altiparmak, a permis de mettre fin au blocage d’accès à Twitter en avril 2014 et au blocage d’accès à YouTube en mai 2014. En décembre 2015, la Cour européenne des droits de l'homme a fait droit à la demande de Yaman et Kerem pour le blocage d’accès à YouTube depuis la Turquie entre 2008 et 2010. Pour leurs efforts dans l’affaire YouTube, les deux acolytes ont été récompensés par le prestigieux prix Columbia University Global Freedom of Expression, en 2016.
En 5 ans seulement, dans le cadre d'un projet mené à l'université, Yaman et Kerem ont défendu plus de 300 affaires. Près de la moitié concernait des affaires de censure d’Internet, l’autre moitié la défense de personnes accusées de diffamation à l’égard du Président de la Turquie ou de hauts fonctionnaires et des autorités, et de propagande terroriste, ainsi que quatre affaires de journalistes arrêtés au lendemain de la tentative de de coup, accusés d'actes liés au terrorisme. Pour Yaman et Kerem, toutes ces affaires relèvent ni plus ni moins d’expression de discours politiques.
Lorsqu’ils décidèrent de créer une ONG dédiée à la liberté d’expression, le FEDEM fut le premier à leur apporter un financement. Une subvention destinée à couvrir les coûts opérationnels initiaux a ainsi été versée à l’ONG qui s’est ensuite mise en quête d’autres donateurs, une tâche ardue dans ce domaine, surtout pour les structures opérant en Turquie, de l’aveu même de Yaman.
Prévu pour durer
C’est un projet qui s’inscrit dans la durée, surtout quand on sait que les recours et les pourvois devant les tribunaux en Turquie prennent en général entre trois et quatre ans, attente à laquelle s’ajoutent cinq années si l’affaire est portée à la CEDH. Voilà pourquoi Yaman et Kerem prennent de jeunes juristes en stage, qu’ils encadrent et forment. « Nous ne pourrons pas continuer seuls, nous devons préparer la relève », plaisante Yaman.
Les universitaires et les médias étant de plus en plus ciblés par une purge gouvernementale menée depuis la tentative de coup d’état échouée de 2016, ce secteur d’activité n’est pas sans risque. « Il y a toujours une part de risque », reconnaît Yaman. « Mais tout ce que nous entreprenons est conforme à la loi. Notre action n’est pas assimilée à du militantisme. »
La distinction est de taille : Yaman précise que les exactions récurrentes perpétrées contre les journalistes dans les années 80 et 90 sous forme de meurtres et de tortures ont peu à peu laissé la place à des tentatives de la part des autorités de juguler les médias de l’opposition dans les limites de la loi. D’une certaine manière, Yaman les prend à leur propre jeu, récusant implacablement chacune de leurs décisions.
Et les chiffres parlent d’eux-mêmes. Entre 2015 et 2017, quelque 60 000 enquêtes judiciaires ont été ouvertes, plus de 12 000 poursuites pour simples critiques du Président de la Turquie, ainsi que plus de 612 000 enquêtes pour appartenance à des organisations terroristes ont été dénombrées depuis la tentative manquée de coup d’état. Plus de 220 000 sites Web et 150 000 URL sont actuellement censurés en Turquie, notamment Wikipedia depuis avril 2017, pour qui l’ONG a introduit un recours auprès de la Cour constitutionnelle.
Écrire l’histoire
« La situation en Turquie ne laisse pas beaucoup de place à l’optimisme, mais cela ne nous empêche pas de nous battre », précise Yaman. « Nous ne faisons pas ça pour gagner, mais pour écrire une page de l’histoire. Les faits sont et seront là : qui a censuré quoi, qui a été poursuivi et par qui. Nous cherchons à documenter les entraves à la liberté d’expression au moyen de démarches judiciaires. »
Et chaque affaire qu’ils défendent, chaque appel qui est rejeté, chaque décision qui est annulée et chaque décision d’une instance supérieure qui leur est favorable attire un peu plus l’attention sur la situation actuelle et l’état de la liberté d’expression en Turquie.
Deux jours auparavant, Yaman avait passé un entretien pour le poste de juge à la CEDH. Le poste est vacant depuis deux ans et les candidats proposés par la Turquie ont été rejetés à trois reprises. « Je postule à chaque fois », précise Yaman. Il ne s’attend pas à être nommé par le gouvernement, mais c’est pour lui un moyen de maintenir la pression. « Je parle ouvertement du processus de sélection. J’écris des tweets à ce sujet. » Ce qu’aucun autre candidat n’a le courage de faire.
Par Sarah Crozier
Clause de non-responsabilité : Cet article reflète les opinions des personnes bénéficiaires de subventions et non pas forcément la position officielle du Fonds européen pour la démocratie (FEDEM).