Ahmad Primo et Verify-Sy
24 May 2022Lutter contre la désinformation en Syrie
Une plateforme syrienne de vérification des faits a récemment publié un guide sur la vérification des faits en zones de conflit, largement salué par les professionnels, ce qui lui a valu d’être désormais membre du prestigieux réseau international de vérification des informations, l’International Fact-Checking Network.

« La désinformation a d’énormes répercussions sur la vie des gens, à tous les égards. Sur leur esprit et leurs opinions. Sur leur santé. Sur les politiques qui les régissent », déclare Ahmad Primo, fondateur et directeur exécutif de l’organisation syrienne de vérifications des faits Verify Media Platform (Verify-Sy), membre accrédité du prestigieux International Fact-Checking Network (IFCN) depuis le mois de janvier.
Journaliste aguerri ayant travaillé de nombreuses années en Syrie, son pays d’origine, Ahmad explique que c’est en prenant conscience du danger lié à la désinformation qui régnait dans son pays qu’est née l’idée de créer la plateforme Verify-Sy en 2016 en Turquie où il vit désormais.
Désinformation et polarisation en Syrie
« Je me suis demandé pourquoi, alors que tous les Syriens ont toujours co-existé pacifiquement par le passé malgré nos différentes religions et cultures, notre société est de nos jours aussi polarisée sur le plan ethnique, militaire et politique. J’ai compris que la désinformation et la manipulation de l’information par tous les acteurs syriens, notamment ceux qui sont directement impliqués dans le conflit, en sont les principales raisons », dénonce Ahmad.
La plateforme Verify-Sy a été créée en réponse à ce qu'il qualifie de « falsification » à laquelle rien n’échappe en Syrie : « L’État, le gouvernement, notre patrie, nos compatriotes, les parties au conflit, la société, les fonctionnaires. Cette falsification étouffe notre nation et notre peuple, faisant de nous un instrument au service de l’oppression », condamne Ahmad.
Ahmad était bien placé pour comprendre le pouvoir de la propagande. Il a débuté sa carrière pour un site Web d’informations à Alep, fermé par la suite par le régime syrien, en guise de représailles pour avoir couvert les premières manifestations organisées contre le gouvernement qui ont embrasé tout le pays en 2011. Ahmad avait été arrêté à plusieurs reprises par les services de renseignements syriens, puis par ISIS, quand il est parti s’installer dans une région du pays contrôlée par l’opposition, où il a échappé de justesse à une exécution programmée.
Dénoncer les fausses informations et former la relève
Au cours des six dernières années, la plateforme Verify-Sy a démenti des milliers de fausses informations, désinformations et mésinformations via son site Web et ses plateformes de médias sociaux. Outre la lutte contre démolir les fausses informations, la plateforme s’attache de plus en plus à transmettre à d’autres les outils et les connaissances nécessaires pour débusquer par eux-mêmes la désinformation.
Pour illustrer le mode de fonctionnement de la plateforme, Ahmad cite l’exemple d’une vidéo publiée sur un média social, vues par un grand nombre d'internautes. « Elle montrait des groupes kurdes du nord-est de la Syrie qui avaient pris à parti une famille arabe à un poste de contrôle avant de les agresser. Tout le monde est passé à l’offensive, clamant que c’était la preuve que les Kurdes opéraient une discrimination à l’égard des Arabes. Grâce à la géolocalisation et aux informations provenant de sources locales, nous avons pu établir que la vidéo n’avait pas été filmée dans la zone administrée par les Kurdes. C’était de toute évidence une manipulation destinée à détériorer les relations entre les deux groupes », dénonce Ahmad.
Il reconnaît qu’au début, les gens n’étaient pas convaincus par le travail de Verify-Sy, accusée de prendre parti. « Il a fallu du temps pour gagner la confiance de notre public et l’amener à comprendre que nous étions impartiaux. Nous utilisons la même méthodologie pour tout le monde », explique Ahmad.
Actuellement, le travail de la plateforme porte essentiellement sur la sensibilisation à la désinformation. Ces dernières années, l’équipe a organisé plusieurs ateliers en Syrie afin d’apprendre aux gens à vérifier les informations et à débusquer les fake news.
Ahmad voit déjà le fruit de ce travail. « Si l’on compare la quantité de fausses informations qui gangrénaient les médias syrien et la sphère des médias sociaux en 2020 avant notre arrivée et la situation actuelle, on ne peut qu’observer une amélioration. Notre public commence à développer son esprit critique », se félicite Ahmad.
Production de vidéos et d’un jeu éducatif
Dans le cadre de ce travail et en collaboration avec le réseau The Global Strategy Network (TGSN), Verify-Sy a publié des vidéos pédagogiques, certaines pour dénoncer des fausses informations spécifiques et d’autres pour expliquer comme les fake news sont créées et propagées.
Inspirée par le déluge de désinformations observé au début de la pandémie de coronavirus, la plateforme a également collaboré avec le TGSN pour mettre au point un jeu éducatif interactif pour les jeunes, ironiquement baptisé « Le vaccin contre la mésinformation ».
« Les joueurs endossent le rôle de propagateur pour le compte de l’une des quatre parties au conflit en Syrie. Nous leur communiquons des fausses déclarations, mais à chaque étape du jeu nous leur demandons s’ils veulent vérifier la véracité des informations avant de les publier et nous leur fournissons ensuite les vraies déclarations », explique Ahmad.
Collaborer avec les influenceurs pour contrer la mésinformation
Les neuf membres que compte l’équipe de Verify-Sy travaillent actuellement avec des journalistes et des activistes médiatiques qui sont d'importants « influenceurs », comme Ahmad aime à les appeler.
L’équipe a créé un programme de bourse pour les journalistes, dispensant une formation pratique et théorique sur la lutte contre la mésinformation, et à ce jour deux programmes ont été menés à bien, dont un axé sur les femmes journalistes.
L’équipe a également dispensé une formation en ligne de vérification des informations à des journalistes du nord-est de la Syrie et dans la zone contrôlée par le régime, ainsi qu’une formation en présentiel à des étudiants en médias et journalisme dans des universités publiques de la zone contrôlée par l’opposition, dans le nord-ouest du pays.
La demande était importante pour un troisième programme de bourses en 2021, mais Ahmad et son équipe visaient déjà d’autres horizons. « Le réel impact de notre travail doit être quantitatif. Avec l’avènement d’outils toujours plus sophistiqués, comme les deepfakes, également appelés hypertrucage, il nous a semblé plus pertinent de former le plus de professionnels des médias possible. »
Lancement du nouveau guide « Vérification des informations en zones de conflits »
Avec le soutien du FEDEM, l’équipe a commencé à travailler sur un nouveau guide intitulé « Manuel des méthodes de vérification et de lutte contre la désinformation en zones de conflits », la version arabe ayant été lancée à Istanbul à la mi-mars. Alors qu’il s’entretenait avec le FEDEM, le lendemain de la publication du guide, Ahmad a pu constater que le guide avait déjà été téléchargé 70 fois. La version anglaise devrait également être publiée très prochainement.
« Nous avons essayé d’aborder tous les aspects dans ce guide. Nous définissons la mésinformation, étudions son histoire, ses sources et la manière dont elle est utilisée. Nous présentons les outils qui existent pour inverser les images et procéder à des recherches avancées. Nous examinons l’usage fait de la mésinformation à différents stades d’un conflit et la manière dont elle alimente la guerre. Nous présentons la technologie à source ouverte pouvant servir à débusquer les fake news. Nous montrons également comment traîner les criminels de guerre devant la justice grâce à cette technologie », poursuit Ahmad.
Si le guide se base essentiellement sur des cas de figure syriens, il comprend également d’autres exemples internationaux. Verify-Sy affiche déjà une perspective mondiale. L’équipe contribue aussi à l’initiative Ukrainefacts et travaille étroitement avec des membres du réseau IFCN pour d’autres projets.
Verify-Sy ambitionne maintenant à développer une plateforme d’apprentissage en ligne et à exploiter davantage la technologie de l’IA afin de mener des enquêtes approfondies à visée internationale. Comme le précise Ahmad, « la mésinformation n’a pas de frontière. Nous devons partager notre travail à l’échelle mondiale. »
L’équipe s’attache également à lutter contre la désinformation sur les réfugiés syriens en Turquie afin de renforcer la cohésion sociale et la co-existence entre les réfugiés et les communautés d’accueil. Sensible à la monté des discours haineux tenus à l’encontre des réfugiés syriens dans le pays, alimentée par la mésinformation, Ahmad se dit convaincu que cela a nui aux relations entre les Turcs et les Syriens, favorisant les incidents de violence et la discrimination. « Avec les élections présidentielles de 2023, il ne serait pas surprenant que les réfugiés soient utilisés comme levier pour saper une cohésion sociale déjà fragile », conclut Ahmad.
Cet article reflète les opinions des personnes bénéficiaires de subventions et non pas forcément la position officielle du Fonds européen pour la démocratie (FEDEM), de la Commission européenne, des États européens ou de bailleurs de fonds.