Kültigin Kağan Akbulut et Argonotlar
2 December 2021La critique d’art, vecteur de débat sur des sujets politiques
Le magazine indépendant Argonotlar a choisi l’art et plus précisément la critique d’art pour susciter le débat sur des sujets aussi vastes que le nationalisme, les questions de genre et les problèmes urbains.

Pour le journaliste Kültigin Kağan Akbulut, les sciences politiques ont été la porte d’entrée à la critique d’art contemporain. Diplômé en sciences politiques et militant LGBTQI+, Kültigin était bien placé pour apprécier le contexte politique et documenter le travail d’artistes qui seraient sans cela passés inaperçus. Son magazine d’art en ligne Argonotlar offre désormais une tribune à de nombreux artistes et écrivains turcs, déjà introduits ou émergents.
La vie et les choix opérés par Kültigin sont depuis longtemps déterminés par la question de la démocratie et la crainte de la voir s’éroder. Alors que Kültigin entrait dans l’âge adulte dans la ville conservatrice turque de Konya, le parti de la justice et du développement (AKP) s’imposait progressivement dans le paysage politique national, dirigé par le Président Erdoğan qui prenait soin d’affaiblir le système démocratique tout en s’arrogeant toujours plus de pouvoirs.
Le mode de vie plus laïc de la famille et de l’entourage de Kültigin lui ont permis d’avoir une vision du monde moins étriquée. Sa grande passion en tant qu’adolescent était le cinéma. Il dévorait les numéros du magazine spécialisé dans le septième art, Altyazı, et jusqu’à aujourd'hui, les revues restent son support de prédilection à l’exploration d’un sujet en profondeur, tant comme lecteur que comme journaliste.
De par le cheminement de Kültigin, il s’intéressait naturellement au récit social et aux aspects politiques des films, à tel point qu’au moment d’entrer à l’université du Bosphore d’Istanbul, des études en sciences politiques lui paraissaient être un bon choix. Mais l’art ne tardera pas à l’attirer dans ses filets, comme il le dit lui-même :
« La dernière option que j’avais choisie était l’art contemporain. J’ai été littéralement happé et transporté et j’ai commencé à écrire des articles sur les expositions que j’allais voir. Cette forme d’art est une porte ouverte au débat, et sur des sujets très variés, comme le nationalisme, les questions de genre et les problèmes urbains. »
Naissance de Argonotlar
Après ses études, Kültigin a continué à travailler en freelance pour des magazines spécialisés dans le cinéma et l’art contemporain. Après un temps, il s’est vu offrir une colonne hebdomadaire dans l’un des médias indépendants les plus en vue en Turquie, Gazete Duvar.
C’est au cours de cette période productive que Kültigin a commencé à s’intéresser au militantisme LGBTQI+. Alors que sa carrière décollait, lui vint l’idée de créer son propre magazine d’art. Mais la question était de savoir comment s'y prendre.
« C’était il y a sept ans et personne ne savait comment gagner de l’argent grâce à des publications en ligne. J’essayais de m’inspirer des médias turcs et internationaux. J’ai compris que je n’étais pas le seul à me poser ces questions. Il est facile de créer un site Web, mais le pérenniser, c’est autre chose. »
La réponse, Kültigin l’a reçue sous les traits d’une plateforme de création de newsletters. Elle lui a permis de créer un prototype de ses publications en ligne sous forme d’une newsletter hebdomadaire.
« Ça revenait un peu à créer une communauté. J’étais parmi les premiers en Turquie à lancer une newsletter journalistique sur l’art contemporain. J’ai vu que ma newsletter et mes choix éditoriaux intéressaient. »
Kültigin a travaillé deux ans pour la plateforme turque de lutte contre la censure, Speak Up, qui s’attache à contrer les entraves à la liberté d’expression imposées aux organisations et aux militants actifs dans le domaine de l’art et des médias.
En janvier 2021, Kültigin recevait une aide de la part du FEDEM pour son nouveau magazine indépendant Argonotlar. Grâce à ce financement, Kültigin a pu donner à son concept une certaine viabilité. Avec deux employés à plein temps et deux à temps partiel, ainsi qu’un vivier de 20 à 30 rédacteurs freelance, Argonotlar n’a pas tardé à s’imposer comme un interlocuteur valable sur la scène de l’art contemporain.
Culture et politique à la croisée des chemins
Indépendance est ici le maître-mot. « Sur les trois autres magazines d’art contemporain en Turquie, l’un est publié par une grande galerie et un autre appartient à une importante entreprise du bâtiment. Ils ne sont pas indépendants », explique Kültigin.
« Nous sommes constamment à l’affût de moments artistiques authentiques. Nous nous intéressons essentiellement à l’art queer, aux petites initiatives et à ce qu’il se passe en dehors d’Istanbul. »
Les grandes institutions de l’art comme Istanbul Modern et les gros événements, tels que la Biennale internationale d'Istanbul sont associés à d’importants actionnaires et intérêts personnels, ce qui inhibe tout regard critique et analyse objective. Dans le même temps, les lieux moins commerciaux et plus modestes bénéficient d’une très faible couverture médiatique.
Argonotlar joue un rôle important en ce sens qu’il scrute et donne de la visibilité à la scène culturelle dans son ensemble et il analyse sa dimension et sa pertinence politiques.
Récemment, Argonotlar a réagi lorsqu’une exposition artistique kurde dans la ville de Diyarbakır avait déclenché des débats houleux. Le thème était la mémoire historique de la répression et l’une des principales œuvres exposées était des menottes aux couleurs vives accrochées au mur.
« Nous nous sommes intéressés à l’aspect historique de l’œuvre, sollicitant l’opinion de plusieurs voix pour commenter l’exposition. Contrairement aux autres médias dans ce domaine, nous avons toute la latitude pour employer des termes comme « génocide » et « question kurde » et pour évoquer le PKK. »
Côté pratique, Argonotlar investit actuellement dans le développement de son infrastructure technique grâce à l’aide versée par le FEDEM. Le magazine met également en place un calendrier des rendez-vous, une fonctionnalité techniquement exigeante.
Kültigin jouit d’un solide réseau pour développer son lectorat à travers diverses collaborations. Il compte également mettre en place des initiatives publicitaires et d’autres actions génératrices de revenus et entend élaborer un modèle diversifié faisant appel à des abonnés, à des donateurs et à la publicité.
Un espace d’accueil pour les artistes LGBTQI+
Le magazine en ligne est un espace d’accueil pour les femmes et les artistes et auteurs LGBTQI+. L’autre rédactrice à temps plein, Seçil Epik, est une célèbre féministe et critique littéraire.
« Dans notre candidature adressée au FEDEM, nous avions annoncé une représentation des femmes et des personnes LGBTQI+ à hauteur de 65 % parmi les artistes présentés et les auteurs sollicités », précise Kültigin. « Mais à ce jour, nous sommes proches des 90 %. Les femmes et les personnes LGBTQI+ ont un impact important mais ils restent invisibles aux médias qui ne s’intéressent qu’aux artistes masculins de renommée et rentables. »
L’équipe d’Argonotlar est un acteur du militantisme LGBTQI+ en Turquie. « Ce n’est pas juste un créneau que nous avons choisi de suivre ou une politique que nous avons décidé d’appliquer. C’est qui nous sommes. » Kültigin n’a aucun problème à publier des artistes dont le travail présente un caractère sexuel qui les exclut d’emblée de toute autre couverture médiatique. Il estime que leur mission consiste à rendre le travail d’artistes visible et à faire en sorte qu’il donne lieu à un débat.
Les artistes qui abordent dans leurs œuvres des questions sociales et des thèmes liés au pacifisme, au féminisme et aux personnes LGBTQI+ se trouvent dans une position pro-démocratique, en opposition à l’État.
« L’art contemporain a toute sa place dans le débat politique et l’action pour la démocratie. C’est pour cela qu’il me fait tant vibrer. L’État se méfie de l’art contemporain. Il nous permet d’élargir notre perspective vers un horizon nettement plus coloré. »