Husam Mahjoub et Ammer Hamoda
14 October 2021Sudan Bukra : pour une information de qualité et libre de censure au Soudan
Créée pour diffuser une information libre de censure au Soudan, la chaîne Sudan Bukra est devenue un levier d’expression pour la population.

C’est en 2013, lors d'une vague de violentes manifestations, qu’un groupe d’ingénieurs soudanais en télécommunications a commencé à réfléchir à une solution qui permettrait de contourner la censure des médias. Avec la saisie des tirages des journaux nationaux, l’arrestation des journalistes et la coupure de l’accès à internet dans tout le pays, les événements d’alors ne bénéficiaient d’aucune couverture médiatique.
L’un des ingénieurs, Faisal Nourelhuda, a alors eu l’idée d'utiliser la télévision par satellite. Ce média convient particulièrement bien au Soudan dont près de 80 % de ses 40 millions d’habitants possèdent leur propre parabole et où regarder la télévision est une activité sociale très répandue, à laquelle les Soudanais s’adonnent au café, au restaurant et dans les camps de réfugiés. En 2015, Husam Mahjoub, Ammer Hamoda et leurs acolytes se sont lancés dans une entreprise de radiodiffusion télévisuelle, Sudan Bukra (qui signifie Demain en arabe) qui fut rapidement avortée en raison du manque de financement.
L’histoire se répète en décembre 2018, avec le verrouillage d’internet qui empêche les médias de couvrir les manifestations qui éclatent dans tout le pays. Alors que la crise de 2018 s'intensifiait dans un contexte d’embargo médiatique, un groupe de Soudanais a contacté la Sudanese Professional Association (SPA), une association regroupant syndicats et instances indépendants, qui les a mis en contact avec le groupe à l’origine de Sudan Bukra en 2015.
Après plusieurs opérations de collecte de fonds et de financement communautaire, Sudan Bukra était lancée pour la seconde fois en 2019 et commençait à diffuser via un fournisseur de capacité satellite européen. Ce choix était délibéré, selon Husam.
« Les services de sécurité avaient les moyens d’intercepter les communications et de bloquer les radiodiffusions », relate Husam, lors d'un entretien avec le FEDEM depuis Austin, Texas, où il s’est établi. « Nous devions diffuser en passant par un fournisseur qui était hors de contrôle du gouvernement soudanais. Même après la révolution, nous avons compris qu’il faudrait du temps pour démanteler l’infrastructure du régime de Al-Bashir, et nous avons poursuivi notre action avec la plus grande prudence. »
Se faire entendre au Soudan
Dès le début, Sudan Bukra a été pensé comme un média qui donnerait la parole à tous les Soudanais, y compris les jeunes, les femmes et les minorités, et c’est sur ces principes démocratiques que la chaîne a été créée.
« Nous voulions un média qui soit ouvert à tous, quels qu’ils soient, qu’il s’agisse de réfugiés dans des camps ou d’intellectuels, et même aux personnes qui ne sont pas de langue maternelle arabe », explique Husam.
Il reconnaît que le média a connu une période difficile après la chute du régime d’Omar Al-Bashir et il leur a fallu plusieurs mois pour s’implanter au Soudan, soutenus par une équipe de bénévoles disséminés un peu partout dans le monde.
C’est après le massacre du 3 juin 2019 que Sudan Bukra a pris toute son importance. Ce jour-là, plus d'une centaine de manifestants pacifiques ont été tués et des centaines blessés lorsque les forces de sécurité ont violemment dispersé un sit-in en place depuis trois mois dans le quartier général des forces armées soudanaises, à Khartoum. Là encore, internet a été bloqué et les médias du pays lourdement censurés. Sudan Bukra a été le seul média à rendre compte des événements de manière impartiale, présent sur le terrain 24h/24 et 7j/7.
« Les manifestants et le grand public comptaient sur nous pendant ces quelques jours tragiques. Nous avons commencé à mieux cerner l’utilité que pourrait avoir Sudan Bukra pour les autochtones », raconte Husam.
Peu de temps après, le FEDEM commençait à financer les coûts opérationnels du média. « Les dons venus de la diaspora nous ont permis pendant quelque temps de financer la location du satellite, mais avec la chute du régime, nos ressources ont décliné. La subvention versée par le FEDEM est arrivée à point nommé », avoue-t-il.
Un programme au contenu varié
Dès le début, Sudan Bukra a collaboré avec d’autres partenaires. Outre la production de sa propre programmation, l’équipe rediffuse du contenu vidéo provenant d’autres entités qui partagent ses valeurs, notamment de jeunes producteurs qui publient habituellement leur contenu sur YouTube. La chaîne collabore également avec d’autres réseaux dispersés dans tout le pays, comme Ayin Network, Sudan Revolution Radio et Jor3at wa3y, lesquels appartiennent à l’équipe éditoriale.
Aujourd'hui, la chaîne diffuse l’information en continu et des émissions très suivies. Pendant les événements révolutionnaires, Ibrahim ‘Showtime’, célébrité sur Facebook et influenceur originaire du Darfour, était l’un des présentateurs les plus plébiscités.
La chaîne présente des analyses et commentaires politiques, des entretiens, menés par Husam, avec des personnalités soudanaises, ainsi que des événements sportifs et culturels.
À la hauteur de ses ambitions
À la question de savoir si Sudan Bukra était à la hauteur de ses ambitions, Husam et Ammer, qui s’est joint l’entretien depuis Londres, sont d’avis que la chaîne joue un rôle crucial.
« Les gens font confiance à notre chaîne. Nous montrons le Soudan tel qu’il est vraiment. Nous montrons les gens dans leur vie quotidienne : dans la rue, à la campagne, au travail. Ils se reconnaissent dans nos reportages. Nous ne sommes pas une chaîne d’élite, comme c’est souvent le cas dans les médias. Plusieurs éminents journalistes et chroniqueurs ont évoqué l’influence de Sudan Bukra, certains disent même de nous que nous sommes la chaîne qui a fait basculer Al-Bashir », ironise Husam.
Une équipe basée à Khartoum est en cours de formation et prendra la relève des opérations quotidiennes de la chaîne assurées actuellement par l’équipe distante disséminée dans le monde. La chaîne met également en place une nouvelle équipe de rédaction et cherche à créer des réseaux de reporters dans tout le pays. Les fondateurs de la chaîne ont pour ambition de lancer une station de radio FM au Soudan afin de toucher un plus vaste public, même s’ils sont conscients de la difficulté d’une telle entreprise.
Ammer concède qu’il est encore tôt pour le Soudan et qu’il reste beaucoup à faire. « Cette période transitoire est compliquée. Les chefs du gouvernement et les institutions médiatiques publiques ont beau avoir changé, la culture de ces organisations reste la même car dans la grande majorité, les mêmes acteurs sont restés en place. La sphère médiatique est facilement manipulable et pourtant les médias sont un levier essentiel de la démocratie », déplore-t-il.
Il reste convaincu que Sudan Bukra, dont le fonctionnement et le financement sont transparents, ouvert à tous les Soudanais, opérant sur une base collaborative et libre de toute influence, représente un modèle pour l’avenir d’autres organisations et pour le Soudan.
Avec son modèle de gouvernance révisé, Sudan Bukra s’apprête à ouvrir un nouveau chapitre et entend pérenniser son activité. « Nous nous battons contre des géants, tant sur le plan technologique que financier. Pour survivre, nous devons professionnaliser nos équipes et renforcer nos compétences techniques. Mais une chose est sûre, nous résisterons », conclut Ammer.