Gayane Abrahamyan et le club Article 3
8 September 2021Contrer les thèses qui discréditent la démocratie
Une organisation de défense des droits de l'homme s’adresse aux citoyens d’Arménie et à la diaspora à travers sa plateforme d’échange alternative qui favorise le débat public sur les questions de démocratie.
Deux éléments, en particulier, caractérisent Gayane Abrahamyan : justice et action. Au cours de ses 22 années de remarquable carrière en tant que journaliste de presse et pour la télévision, elle a toujours fait de la justice sociale son cheval de bataille. Mais écrire sur ces sujets ne lui a plus suffi et Gayane a fini par rejoindre le rang des défendeurs des droits de l'homme et, pendant un moment, des parlementaires.
En tant qu’arménienne, cette volonté de faire évoluer la société et de défendre ses concitoyens ne lui a pas simplifié la vie, et pourtant Gayane est l’une des figures qui incarnent l’espoir en Arménie, notamment grâce à son dernier projet à la tête de l’organisation de défense des droits de l'homme, For Equal Rights, qu’elle a fondée en 2016.
L’Arménie traverse une phase difficile au lendemain du conflit de 44 jours qui l’a opposée en 2020 à l’Azerbaïdjan, pour la région du Haut-Karabagh que les deux pays se disputent depuis longtemps. Le conflit, qui s’est soldé par la défaite de l’Arménie, a porté un coup dur à son nouveau régime démocratique, né de la Révolution de velours de 2018.
En mars 2021, For Equal Rights s’est vu allouer un financement provisoire d’urgence de sept mois par le FEDEM. Ce financement visait essentiellement à asseoir la pérennité de l’organisation (également appelée club Article 3), qui joue un rôle central dans le désamorçage des thèses qui visent à discréditer la démocratie.
Plateforme d’information contre désinformation
Dans le sillage du récent conflit, la désinformation de la part d’acteurs externes et internes est omniprésente. L’une des thèses les plus avancées consiste à dire que la démocratie ne fait qu’affaiblir la sécurité nationale. For Equal Rights a lancé une nouvelle plateforme d’information alternative afin de rétablir les faits et de démolir ces allégations et manipulations.
« Notre plateforme d’information est très active. Nous essayons de faire passer le message selon lequel, au contraire, avec une réelle et pleine démocratie, nous pourrions bâtir un pays beaucoup plus puissant et dont les dirigeants devraient rendre des comptes et allouer plus de budgets à l’éducation et à l’armée. Nous essayons de montrer que la démocratie est le garant de la sécurité d’un État », affirme Gayane.
Exploitant différents canaux et projets, For Equal Rights cherche à toucher le plus de monde, y compris la diaspora arménienne.
« Le club Article 3 est actif sur le front du débat public et organise des discussions et des formations. Mais nous soutenons également les journalistes nationaux et régionaux et les aidons à écrire des articles de fond et à produire du contenu multimédia de qualité. Par ailleurs, nous travaillons aussi avec les jeunes lors d’événements organisés pour des festivals et des expositions », poursuit-elle.
Après être intervenue dans un premier temps auprès d’entreprises et de la municipalité, For Equal Rights a converti son emblématique café à Erevan en centre de formation.
« En ouvrant un petit espace d’enseignement et de formation professionnelle qui propose des cours subventionnés, nous espérons mener à bien les autres projets qui nous tiennent à cœur. Ça nous permet aussi d’inscrire notre action dans la durée », déclare Gayane.
Grâce au soutien du FEDEM, For Equal Rights a pu garder tous les membres de son équipe et recruter de nouveaux collaborateurs. Les projets en cours ont pu être maintenus, tandis que de nouveaux ont pu voir le jour. L’équipe s’efforce également de diversifier les donateurs et sa viabilité financière.
« Nous avons rédigé 20 propositions de financement depuis janvier, en réponse, essentiellement, à des appels ouverts. Nous collaborons également avec différentes organisations, auxquelles nous présentons notre travail. Nous avons trouvé des nouveaux donateurs et espérons que cette tendance se maintiendra », confie Gayane.
Pression extrême et menaces anonymes
Tout se joue sur fond d’une intense pression exercée sur l’organisation. En décembre dernier, les locaux du club Article 3 ont été saccagés et Gayane en personne a fait l’objet de menaces de mort anonymes, avec notamment le collage récemment d’affiches de son visage assorti d’une cible, près de son bureau et de son domicile.
« Le fait que je sois une femme est un facteur important. Les femmes sont plus ciblées. C’est l’expression d’une violente culture masculine qui estime que la place des femmes est à la cuisine et qu’elles n’ont pas voix au chapitre », déplore Gayane.
Malheureusement, ce genre de menace n’est pas nouveau. Gayane en a fait la dure expérience quand elle était députée pendant presque deux ans, jusqu’en novembre 2020. Elle n’a pas baissé les bras, malgré les moments d’abattement et de découragement.
« Après le conflit et ma démission, je me suis sentie désespérée et j’étais tourmentée. J’avais l’impression d’être impuissante. Mais j’ai foi dans l’art des petits pas. On peut commencer par changer la donne dans un petit village, puis dans une communauté ou une ville. En collaborant avec d’autres organisations, on peut aller loin. »
Gayane a vu s’opérer un changement positif au cours des 10 dernières années qui a permis de surmonter les stéréotypes sexistes discriminatoires. Et si c’est le cas, elle y est sûrement pour quelque chose, non seulement par sa présence sur la scène nationale en tant que femme dirigeante, mais aussi à travers sa carrière de journaliste.
La bascule entre le journalisme et le militantisme
Son implication personnelle dans une affaire de violence conjugale fut le déclic qui a poussé Gayane vers le militantisme journalistique sur les questions des droits de l'homme, quand il lui est apparu qu’écrire sur un sujet ne suffisait plus et qu’elle devait agir.
« J’ai été confrontée à la question de la violence conjugale en 2006, alors que j’étais allée visiter un pensionnat pour écrire un article. Là, j’ai fait la connaissance d’une élève qui m’a dit que sa mère l’avait inscrite ici pour la mettre à l’abri des coups de son beau-père. »
Perturbée par ce récit, Gayane s’est rendue au village pour essayer de comprendre la situation. « Dans cette région, la violence conjugale est la norme. Il s’est avérée que la mère était aussi victime de la violence de son mari. J’ai commencé à l’aider dans ses démarches de divorce, mais elle n’avait nulle part où aller. Alors je l’ai aidée à trouver un emploi. »
« Il m’est apparu que c’était là un problème qui était passé sous silence et dont personne ne parlait, pas même les journalistes, ni nos représentants politiques. Un grand nombre de nos institutions sont défaillantes depuis des décennies. J’ai compris que la tâche était immense et j’ai commencé à travailler avec des personnes qui partageaient mes préoccupations. »
Avec le temps, le travail de Gayane s’est recentré sur les droits des enfants et sur les questions de santé sociale en général. « De nombreux problèmes dans notre société découlent de l’absence d’éducation. J’ai commencé à organiser des discussions et des réunions pour protéger les droits des groupes vulnérables. »
Soutenir le journalisme dans les régions
Gayane n’a jamais reculé devant les difficultés. Elle a passé 20 jours sur le front lors du récent conflit, en sa qualité de députée. Améliorer les conditions de vie dans les régions isolées et délaissées d’Arménie lui tient particulièrement à cœur.
« Nous avons réussi à maintenir les journalistes régionaux en place. Il est très important de les encourager à rester dans leur région et à nous informer, plutôt que de tout abandonner pour venir s’établir dans la capitale, ajoutant au déplorable phénomène qu’est la fuite des talents. À travers un programme d’encadrement et d’aide financière, nous leur permettons d’exercer leur métier dans leur région. »
La finalité n’est pas seulement d’être informés au quotidien, mais de former ces journalistes pour qu’ils soient capables de soulever des questions importantes, d’analyser et de rédiger des articles de fond. For Equal Rights a conclu des accords de coopération avec plusieurs médias régionaux et nationaux.
« Depuis 2018, suite à la Révolution, les fake news et les thèses trompeuses sont omniprésentes en Arménie. La plupart des médias, et quasiment toutes les chaînes de télévision appartiennent aux proches de l’ancien gouvernement non démocratique, qui mettent à profit leurs vastes ressources pour manipuler la société et influencer l’opinion publique. Sans compter que nous devons également composer avec l’influence de la Russie. Toutes les organisations de la société civile se sentent bien petites face à ce combat inégal, mais nous ne baisserons pas les bras », assure Gayane.