EED10 Years Supporting Democracy

#FirstPersonStories

Apply for support
Back to #FirstPersonStories

Maazef

18 May 2021

Le premier magazine musical destiné aux jeunes Arabes

Depuis sa création au lendemain du Printemps arabe de 2011, le magazine de musique Ma'azef s’est imposé comme LA référence pour des centaines de milliers de mélomanes du monde arabe. Disséminés dans toute l’Europe et au Moyen-Orient, les membres de Ma'azef abordent, sous le prisme de la musique, des sujets sensibles aussi variés que la question LGBT et l’extrémisme religieux.

Maazef

Le jour de leur entretien avec le FEDEM, Ma’an Abu Taleb et Mariam Elnozahy du magazine musical en ligne Ma’azef s’expriment depuis Londres, pour le premier, et de son appartement au Caire, pour la seconde. Tout ce qu’il y a de plus banal pour le premier magazine musical du monde arabe

Depuis la création du magazine dans le sillage du Printemps arabe de 2011, l’équipe éditoriale et journalistique de Ma’azef est clairsemée dans le monde, de Amman à Tunis, du Caire à Beyrouth, de Berlin à London, d’où chacun rédige et publie du contenu avidement consommé par des centaines de milliers de jeunes mélomanes arabophones du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. La pandémie de Covid-19 n’a quasiment eu aucun impact sur son mode opératoire.

Comme l’explique Ma’an, né en Jordanie, ça faisait longtemps que lui et les autres membres fondateurs de Ma’azef affichaient l’ambition de créer un magazine musical pour le monde arabe, et il se rappelle que la révolution de 2011 leur a fait l’effet d’une « grande claque ». La musique a été omniprésente pendant le Printemps arabe et le rap a littéralement bercé la révolution tunisienne. Il y a eu une soudaine éruption de ce qu'il décrit être une nouvelle musique politique déferlant sur toute la région.

Mais personne ne savait mettre des mots sur cette vague de musique totalement inédite. Les journalistes n’avaient ni les éléments, ni la compétence, et les rares qui s’y sont risqués ont abordé cette musique sous un angle que Ma’an qualifie de ritournelle condescendante de victimisation arabe.

Descendre les mythes de la musique arabes

« Personne ne parlait de cette nouvelle musique comme quelque chose de purement créatif. Il y a une longue tradition musicale arabe mais elle est généralement cantonnée à quelques rares mythes ressassés, comme l’âge d’or de la musique arabe et la lente extinction de la musique arabe traditionnelle. Nous voulions remettre en question ces mythes et les dépasser. Par exemple, la musique sha’abi, un courant musical né de la classe ouvrière égyptienne, est souvent dénoncée pour des raisons moralistes. Nous voulions parvenir à analyser la musique de la vie des jeunes de manière discursive et critique, en mettant en avant ces succès et ses échecs », explique Ma’an.

« Pour nous, il était important de présenter une nouvelle façon de penser la musique. Nous voulions écrire dans la langue des jeunes Arabes, sans utiliser le langage de nos parents, ni celui du monde occidental. Nous voulions former une équipe de jeunes auteurs arabes, avec un regard neuf et une approche originale », poursuit-il.

Ces dernières années, Ma’azef s’est fait connaître pour son approche de la culture musicale des jeunes Arabes et pour sa manière d’utiliser la musique comme un moyen d’aborder des questions qui résonnent chez les jeunes, comme la politique, l’économie, l’identité de genre, l’homosexualité et autres questions sociétales. Le site présente des articles de fond, des critiques d’albums et de brèves chroniques sur les dernières sorties. Ma’azef parle de tous les styles de musique populaire actuels, comme le Mahraganat ou l’Electro Sha’abi, sans oublier la scène du trap en Palestine. Quelque 350 000 jeunes de toute la région du Moyen-Orient ont désormais accès au site Web et aux pages médias de Ma’azef, un chiffre qui grossit un peu plus chaque mois.

Maazef Body1 bw.jpg

La part belle aux sujets controversés

Ma’an sait que le succès du magazine est en grande partie due à sa ligne éditoriale qui n’hésite pas à aborder des questions litigieuses. Ma’azef a été l’un des rares périodiques à avoir critiqué le gouvernement jordanien pour avoir interdit la tenue du concert du célèbre groupe libanais Mashrou Leila, dont le chanteur est ouvertement gay.

Le magazine a récemment publié un article sur la musique nasheed, qualifiée de musique djihadiste. Comme il l’explique, les journalistes du magazine ont voulu approfondir et dépasser les habituels articles accablant qui condamnent d’office ce style de musique. « Nous voulions comprendre les origines de la musique djihadiste, savoir qui l’écoutait et pour quelles raisons. Nous voulions déterminer si elle était liée à l’Islam ou pas et comment les groupes terroristes et l’État islamique se l’étaient appropriée », explique Ma’an.

Dans le cadre de ce reportage, l’équipe du magazine a compilé des playlists des plus célèbres chants djihadistes qu’elle a partagées avec cinq musiciens, invitant ces derniers à imaginer des réponses musicales. L’équipe a ensuite diffusé ce qu’elle a surnommé son « mix djihadiste » dans lequel ces musiciens avaient repris et remixé des chants djihadistes connus, transformant le récit d’une mission suicide djihadiste en paroles d’adieux à un être cher.

Un autre dossier controversé récemment publié par le magazine avait pour titre « La musique de Dieu », dans lequel les journalistes se sont penchés sur la relation que l’Islam entretient avec la musique et la relation qu’entretiennent les lecteurs du Coran avec la musique. Cet article a fait scandale au moment de sa parution, les autorités égyptiennes et saoudienne allant même jusqu’à « prier » les rédacteurs du magazine de rester dans le cadre de leurs attributions, à savoir écrire sur la musique. Le magazine a également été piraté peu de temps après la publication de cet article.

Maazef Body3 bw.jpg

Collaboration avec Boiler Room

Mariam, qui se décrit elle-même comme responsable du développement commercial du magazine, explique que c’est à une collaboration avec la plateforme musicale Boiler Room pour la réalisation d’une vidéo de 2018 sur le courant TRAP de Ramallah que Ma’azef doit son ouverture à un plus vaste public.

Cette vidéo de trente minutes décrit la scène musicale hip hop, trap et techno en Palestine, laquelle est alimentée par les obstacles et restrictions politiques et affiche sa volonté de rassembler tous les Palestiniens à travers un son commun et une identité partagée. Shabjdeed, jeune rappeur palestinien de 25 ans, est actuellement l’une des plus grandes stars de ce mouvement. Un récent entretien avec Shabjdeed a été vu par plus de 114 000 internautes, tandis qu’un autre article, Ma’adi Cyhper, a totalisé plus de 3 millions de vues.

Ma’azef a récemment commencé à diversifier son activité, organisant d’importants événements musicaux au Moyen-Orient et une tournée de concerts de Shabjdeed dans toute la région. Comme le fait remarquer Mariam, la musique de ce rappeur palestinien très en vue n’est pas définie par la politique.

« C’est un rappeur comme tous les autres. Sa musique n’a d’autre dessein que l’art. Il ne se veut pas politique, ni subversif. Les médias ont la fâcheuse tendance à systématiquement inscrire les artistes palestiniens dans des démarches simplifiées de résistance culturelle. Shabjdeed ne fait que s'inspirer de sa vie à Ramallah. Il veut normaliser sa vie et faire de l’art pour l’art, rien de plus », explique Mariam.

École d’écriture pour jeunes journalistes spécialisés en musique

Après la création de Ma’azef, Ma’an et ses collègues se sont vite rendu compte que les journalistes capables d’écrire sur la scène musicale contemporaine arabe étaient rares, constatation qui les a poussés à fonder en 2013 une école d’écriture afin de former les jeunes journalistes et critiques de musique.

Cette école d’écriture, dont les cours sont dispensés en ligne sur une période de deux mois, est désormais ouverte à des jeunes originaires de tout le Moyen-Orient. Elle forme en général des groupes de 12 étudiants, triés sur le volet et choisis pour leur passion pour la musique, pour leur curiosité débridée et pour leurs solides aptitudes rédactionnelles en langue arabe. L’école préfère recruter des jeunes n’ayant aucune expérience en journalisme.

Le programme est fluide, dicté par la scène musicale changeante et axé sur l’apprentissage des techniques d’écriture. Les étudiants y apprennent également à aborder des sujets politiques et sociétaux sensibles par le biais de la musique. Au terme de la formation de deux mois, deux ou trois des étudiants les plus prometteurs sont employés par Ma’azef pour écrire ou éditer du contenu.

La pandémie de Covid-19 a bien évidemment perturbé certains projets imminents de Ma’azef. L’équipe avait prévu d’ouvrir un nouveau bureau à Tunis cette année. Elle avait également projeté d’organiser des festivals de musique et des conférences dans la région, projets actuellement suspendus.

Mariam explique cette diversification des activités du magazine par la volonté de devenir financièrement autonomes et de s’émanciper des bailleurs de fonds d’ici deux ans. Ma’azef est également à la recherche de nouvelles opportunités de mécénat d’entreprise et espère lancer prochainement un service de merchandising. Le nombre d’abonnés à sa chaîne YouTube ne cesse de grandir. Ma’azef prévoit également de bientôt émettre sur les ondes radio, un service censé générer une part considérable de nouveau trafic vers le site Web, trafic que le magazine entend monétiser.

Mais pour l’heure, la mission première de journalisme musical de Ma’azef reste intacte et l’équipe du magazine continue de travailler à distance et de rédiger du contenu de qualité pour le plus grand plaisir de ses lecteurs.