Alexei Tulbure, Stela Jantuan et Victor Ciobanu
8 April 2021Trois intellectuels qui œuvrent en faveur d’une nouvelle ère démocratique en Moldavie
Alexei Tulbure, Stela Jantuan et Victor Ciobanu sont des personnalités bien connues de la télévision moldave.

Dans les mois précédant les élections présidentielles de novembre 2020, qui se sont soldées par l’accession au pouvoir de la candidate pro-démocratie, Maia Sandu, ce trio de chroniqueurs politiques animait tous les vendredis soir le talk-show « Trigger » au cours duquel les trois journalistes analysaient l’actualité et commentaient les actions du gouvernement. Le format de l’émission était toujours le même : Mme Jantuan était l’animatrice, tandis que MM. Tulbure et Ciobanu intervenaient en tant que commentateurs.
Un nouveau talk-show télévisé : Trigger
Chaque semaine, le trio diffusait deux émissions, revenant sur l’actualité. « Nous voulions que les gens prennent la mesure de ce qu'il se passait en Moldavie et nous voulions sensibiliser les téléspectateurs russophones au contexte européen des actualités. Il n’était pas question de partager un point de vue, comme c’est souvent le cas, en particulier dans le nord et le sud du pays qui sont plutôt de tendance pro-russe. Nous voulions que les gens comprennent que nos dirigeants doivent répondre de leurs actes et rendre des comptes à leur concitoyens mais qu’ils ne le feront que si nous l’exigeons », explique M. Tulbure.
Le talk-show était diffusé sur les principales chaînes de télévision nationales, notamment Jurnal TV et VTV, sur plusieurs autres chaînes régionales, ainsi que sur la chaîne YouTube de M. Tulbure. Le format a tellement plu que l’émission restera programmée jusqu’à l’été prochain et elle est actuellement l’une des émissions en langue russe les plus regardées du pays.
« Trigger » n’est que l’un des nombreux projets animés par ce percutant trio d’intellectuels endurcis, déterminés à contribuer à un avenir meilleur et plus démocratique dans le pays le plus pauvre d’Europe. Ensemble, ils ont animé au fil des ans de nombreuses émissions télévisées.
Projet De Facto : des clips vidéo pour lutter contre la désinformation
C’est en 2018 que le FEDEM a commencé à soutenir M. Tulbure et ses confrères pour leur projet De facto, une série de courts clips vidéo publiés dans un premier temps sur les réseaux sociaux, puis diffusés sur des chaînes de télévision indépendantes et enfin en version audio à la radio.
Comme l’explique M. Tulbure, « nous avons tous été frappés par l’ampleur de la désinformation en Moldavie. Les médias ne traitaient que des sujets géopolitiques et étaient pro-russes ou pro-UE. Un tel traitement de l’information a eu pour effet de polariser la société en deux groupes qui se vouent une haine farouche l’un pour l’autre, et les citoyens votaient en fonction de leur appartenance à tel ou tel groupe ethnique. Ainsi, les citoyens d’origine roumaine votaient pour le Parti démocrate qui était à l’époque aux mains du pouvoir oligarchique, et les russophones votaient pour le Parti socialiste prorusse du Président Dodon. Il n’y avait aucune place pour le débat sur les vrais problèmes économiques et sociaux qui touchaient la population, sans compter la corruption endémique à laquelle nous étions tous confrontés au quotidien. »
Les trois intellectuels ont vu dans ces vidéos clips un moyen de dissiper cet épais nuage de désinformation qui sert des objectifs géopolitiques.
« Chaque semaine, nous nous retrouvions tous les trois pour sélectionner les sujets politiques ou économiques à aborder. Chacun de nous se chargeait d'un sujet et le présentait. C’était un peu comme le jeu de la vérité. Le Parti démocrate affirmait sans cesse que tout allait bien, alors que nous savions tous que la situation était critique et qu’elle ne faisait qu’empirer. La démocratie était en net recul. Le développement économique était paralysé. Il n’y avait aucun investissement dans le pays. Nous démontions un à un les mensonges du gouvernement. Notre objectif était de dénoncer la propagande et de la présenter pour ce qu’elle était, de l’anti-réforme. Notre thématique était simple : ‘voilà ce que dit le gouvernement – voilà la vérité.’ C’était notre vérité contre leurs mensonges », résume M. Ciobanu.
En tant qu’économiste, M. Ciobanu reconnaît qu’il essayait toujours de mettre en avant les questions économiques. « Un jour, le gouvernement a annoncé que l’économie du pays avait bondi de 4,5 %, se targuant d’afficher l’un des taux de croissance les plus sains d’Europe. Cette information a été diffusée sur toutes les chaînes de télévision du pays. J’ai répondu en expliquant aux gens qu’avec le niveau de pauvreté actuel de la Moldavie, 4,5 % n’était rien. Pour voir poindre une amélioration et espérer une économie stable, il faudrait une croissance de 10 à 12 %. »
Les trois animateurs étaient d’accord sur le fait que les vidéos devaient être courtes, et être facilement accessibles et compréhensibles par les Internautes.
« Nous voulions montrer aux gens que même s’ils sont de langue russe et votent systématiquement pour le même parti pro-russe, ce n’est pas la meilleure solution pour le pays. Pendant de nombreuses années, nous avons été prisonniers de paradigmes géopolitiques fallacieux, c’est pourquoi nous voulions expliquer à nos concitoyens que nos représentants politiques profitaient de la situation pour diviser la population. »
« Initiative Article 2 » en vue des élections législatives de 2019
En prévision des élections législatives de 2019, les trois confrères avaient également collaboré avec plusieurs autres organisations moldaves de défense de la démocratie, comme les groupes de réflexion WatchDog et CPR, ainsi qu’avec des partenaires du FEDEM, sur un projet baptisé « Initiative Article 2 ». Tenant son nom de l’article 2 de la constitution moldave qui dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple de la République de Moldavie qui l'exerce directement et par ses organes représentatifs », ce projet visait à convaincre les électeurs que l’avenir démocratique de la Moldavie dépendait de la formation d'une coalition contre l’oligarque Vladimir Plahotniuc, ancien président du Parti démocrate.
« Nous avons défendu l’idée selon laquelle en Moldavie, nous ne devrions pas nous laisser diviser pour des raisons géopolitiques et linguistiques et qu’il fallait trouver pour le pays une solution qui bénéficierait à tous les citoyens, qu’ils soient de droite ou de gauche, de langue russe ou roumaine, pro-russe ou pro-européen », ajoute M. Ciobanu.
Et cela a fini par porter ses fruits. Comme l’explique Mme Jantuan, « les électeurs, à la fois pro-russes et pro-Europe, se sont pour la première fois unis pour signifier à leur parti politique respectif qu’ils attendaient d’eux qu’ils forment une coalition ». Cela s’est soldé par la fuite forcée de M. Plahotniuc et la formation d’un gouvernement de coalition rapidement avorté dès fin 2019 entre le bloc ACUM pro-européen et le Parti socialiste pro-russe PSRM dirigé par la première Ministre Maia Sandu.
MM. Tulbure et Ciobanu et Mme Jantuan cherchent à faire émerger une culture politique en Moldavie et leur travail joue à cet égard un rôle crucial. « Nous avons décidé de mener ce combat car nous avions été frappés par l’ampleur de la désinformation en Moldavie. Les actualités dans les principaux médias n’abordaient que très peu les questions qui comptaient réellement et avaient un impact sur la vie des gens. Il nous est alors apparu pertinent de tirer parti de notre notoriété pour présenter la réalité des choses. Nous pouvions ainsi aider les gens à changer leur comportement électoral et à s’impliquer et contribuer véritablement dans la société », souligne M. Tulbure.
Sans pour autant perdre de vue les défis qui s’annoncent, M. Tulbure se dit optimiste. « Un million de personnes ont voté pour Maia Sandu. Nous n’avions encore jamais élu quelqu’un comme elle et elle appartient à une nouvelle classe de représentants politiques. Elle prend la mesure des véritables problèmes qui préoccupent le peuple : l’accès à l’eau potable, les places à l’école, l’inflation, la réforme judiciaire et la corruption. Pendant 30 ans, d’autres ont décidé à notre place, il temps que nous décidions par nous-mêmes. Bien entendu, nous ne pouvons nous passer des élections législatives. Nous avons besoin d’un gouvernement qui soutienne notre nouvelle présidente », conclut-il.