Tatevik Aghabekyan et le Centre d’aide d’urgence pour les victimes d’agression sexuelle
20 January 2021Apporter un soutien aux survivantes de violences sexuelles en Arménie
Cela fait plus de dix ans que le Centre d’aide d’urgence pour les victimes d’agression sexuelle propose un soutien psychologique et juridique aux survivants d’agression sexuelle, en remettant en cause les stéréotypes et en sensibilisant le public.

Selon les statistiques de l’ONU, une Arménienne sur trois est victime de violences physiques ou sexuelles au moins une fois dans sa vie. De nombreux acteurs viennent en aide aux survivantes de violences domestiques, mais le Centre d’aide d’urgence pour les victimes d’agression sexuelle (Sexual Assault Crisis Center, SACC) d’Erevan est la seule organisation du pays qui soutient les survivants de violences sexuelles.
Les questions liées aux droits des femmes sont de plus en plus politisées, alors que des groupes d’extrême droite tentent de torpiller le débat public sur l’égalité des sexes, une situation qui accentue les difficultés rencontrées par les organisations de défense des droits des femmes qui travaillent encore plus sous pression.
En Arménie, comme dans de nombreux autres pays, les causes profondes des violences sexuelles restent un sujet tabou et les victimes sont souvent accusées d’être responsables de leur mal. La manière dont le public perçoit ces problématiques évolue lentement mais sûrement, notamment dans les services de maintien de l’ordre et parmi le personnel médical et les magistrats, mais les perceptions sociétales biaisées et les difficultés institutionnelles demeurent légion.
L’origine du Centre d’aide d’urgence aux victimes d’agression sexuelle
Lors d’un entretien avec le FEDEM, la directrice de programme du SACC, Tatevik Aghabekyan, a expliqué que la création de cette organisation s’inscrivait dans la suite logique de son travail avec le Centre de ressources pour femmes (Women’s Resources Centre), une ONG qui organise des formations et des ateliers destinés aux femmes et aux filles. Mme Aghabekyan avait alors été sidérée par le nombre de femmes qui la contactaient pour dénoncer une agression sexuelle et demander de l’aide. Avec quelques collègues, elle a donc décidé de fonder une nouvelle organisation pour venir en aide à ces femmes.
Les activités du SACC ont débuté en 2008 avec la mise en place d’une ligne d’urgence destinée aux survivantes d’agression sexuelle. Le Centre est enregistré officiellement comme ONG depuis 2009.
Depuis sa création, l’organisation apporte un soutien à des femmes qui ont survécu à des faits de violence sexuelle, en leur proposant des séances de thérapie avec une psychologue ainsi qu’un accompagnement à l’hôpital pour une prise en charge médicale et à la police si elles décident de porter plainte. En 2010, à la suite d’une affaire très médiatisée concernant des enseignants qui abusaient de leurs élèves, le SACC a commencé à travailler également avec les enfants. En 2016, l’équipe a engagé un avocat pour représenter les victimes en justice.
Le SACC est établi à Erevan, mais certains de ses services, notamment la ligne d’urgence, sont ouverts à toutes les femmes du pays, et les avocats du Centre se déplacent partout en Arménie pour représenter les victimes survivantes dans le cadre des procédures judiciaires.
Le SACC bénéficie d’une subvention du FEDEM, qui lui permet de louer des bureaux et de payer le salaire de plusieurs employés. L’équipe actuelle de l’organisation se compose d’une psychologue, de deux avocats, d’une assistante sociale, de deux personnes chargées du travail de plaidoyer et de Mme Aghabekyan, qui coordonne les activités de l’organisation. La subvention du FEDEM permet également au SACC d’entreprendre de nouvelles collaborations avec d’autres organisations et d’œuvrer au renforcement des capacités des ONG des différentes régions, afin qu’elles puissent elles aussi venir en aide aux victimes d’agression sexuelle.
En 2019, le SACC a lancé une campagne avec d’autres ONG à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes du 25 novembre. Dans le cadre de cette campagne, l’organisation a eu à cœur d’instaurer un débat public et de sensibiliser la population à ce problème épineux et délicat.
Changer à la fois la loi et les mentalités
Le SACC ne s’est pas fixé pour seul objectif d’aider les victimes d’agression sexuelle ; il s’emploie également à remettre en question les stéréotypes liés aux violences sexuelles ancrés dans la société arménienne.
Selon Mme Aghabekyan, de nombreux Arméniens et Arméniennes continuent de croire que les survivants de violences sexuelles ont une part de responsabilité.
« Il ne faut pas attendre bien longtemps avant que l’on ne demande à une femme ce qu’elle portait comme vêtements, si elle avait bu ou si elle l’avait cherché », déplore-t-elle. Elle observe toutefois que l’attitude à l’égard des violences domestiques évolue depuis peu. Les médias ont commencé à parler davantage de la violence sexuelle, un sujet tout aussi tabou en Arménie, à l’instar de la plupart des questions liées au sexe et à la sexualité.
Mme Aghabekyan explique que le SACC organise aussi des campagnes et des formations avec des femmes, des enfants et des enseignants pour leur apprendre à reconnaître les signes d’une agression sexuelle et à les signaler.
L’un des premiers projets du Centre, mené en 2008, a été de concevoir un livre de coloriage pour les enfants sur le thème de l’intégrité physique. Même si le livre ne contenait aucune référence explicite aux agressions sexuelles, il a causé suffisamment de remous pour qu’un groupe d’hommes décide de lancer des œufs sur la façade du bâtiment du SACC. « Au final, cet incident nous a fait une bonne publicité », commente Mme Aghabekyan avec un sourire. « Depuis ce jour-là, on sait où nous trouver. »
En outre, l’organisation milite depuis 2011 pour la modification du Code pénal, une initiative qui a connu son premier grand succès en 2014 avec l’approbation d’une nouvelle loi prévoyant des peines plus lourdes pour les auteurs de violences sexuelles commises sur des enfants aggravées par l’abus de position dominante (notamment des parents, des enseignants et d’autres tuteurs).
Mme Aghabekyan reconnaît que la route est encore longue, mais elle garde espoir. L’année dernière, l’Arménie a ratifié la Convention de Lanzarote sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels. Elle espère que davantage de policiers seront désormais formés à la gestion des cas d’agression sexuelle.
Travailler malgré la pandémie et la guerre
Le SACC a pu migrer la plupart de ses activités en ligne avec l’arrivée de la pandémie de COVID-19, sans que cela n’entraîne trop de perturbations. Les formations et les consultations psychologiques se déroulent désormais en ligne et certaines de leurs campagnes de sensibilisation sont diffusées sur la chaîne de télévision régionale. Le SACC a produit des messages d’intérêt public destinés aux survivants d’agression sexuelle en quarantaine.
La guerre qui a récemment éclaté dans le Haut-Karabakh a profondément perturbé le travail du SACC : « Tout le monde était tellement occupé à apporter de l’aide humanitaire que tous les autres problèmes ont été relégués au second plan », déplore Mme Aghabekyan.
Le SACC a formé d’autres organisations pour leur permettre d’apporter de l’aide aux personnes ayant perdu un être cher, une situation traumatique qu’ont vécue beaucoup de réfugiés du Haut-Karabakh et de ressortissants arméniens ces derniers mois.
Le SACC coopère à présent avec le Centre de ressources pour femmes (Women’s Resources Centre), son organisation mère, pour distribuer des produits d’hygiène aux habitants du Haut-Karabakh, et il prévoit d’organiser des consultations psychologiques pour les femmes et les filles déplacées. Mme Aghabekyan s’inquiète du risque d’agression sexuelle que courent les personnes qui sont restées dans le Haut-Karabakh et elle veut lancer une campagne de sensibilisation dans la région.
Un travail exigeant, mais enrichissant
Mme Aghabekyan reconnaît que le travail du SACC est aussi nécessaire qu’exigeant. Quand on lui demande comment elle et ses collègues font pour continuer à travailler alors qu’ils entendent tous les jours des histoires horribles d’agressions sexuelles, elle admet que tout le monde n’est pas fait pour ce métier. Elle ne se considère pas comme une héroïne ; elle a juste dû apprendre à compartimenter.
Malgré les difficultés, son travail en vaut la peine à de nombreux égards. Pour l’équipe du SACC, les plus grandes réussites sont les cas qui sont portés devant la justice et qui aboutissent à une condamnation pénale, ou la fin d’un suivi psychologique, lorsqu’une femme qu’ils ont aidée est parvenue à surmonter son traumatisme.
Mme Aghabekyan veut à présent s’assurer que les lignes directrices du SACC soient enseignées lors des formations que suivent les agents de police et les magistrats sur les agressions sexuelles. Elle se félicite que la subvention du FEDEM ait permis à son centre de mettre en place un réseau national d’organisations de défense des femmes, un projet qu’elle compte développer plus avant.
« À l’avenir, si une Arménienne nous appelle, nous voulons pouvoir la rediriger vers un centre dans sa région qui soit en mesure de lui apporter l’aide nécessaire », explique-t-elle.