Alyona Romaniuk
13 January 2021Behind the News ou comment mettre l’humour au service de la lutte contre la désinformation
Une plateforme ukrainienne de fact-checking a choisi de recourir à l’humour pour aider les Ukrainiens à démêler le vrai du faux, à débusquer les fausses nouvelles dans l'intarissable flot d’informations quotidien.

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Dans les premiers jours de la pandémie de coronavirus, à la fin du mois de mars, Alyona Romaniuk, rédactrice en chef de la plateforme de fact-checking Behind the News (Derrière les infos) a travaillé trois nuits consécutives, sans dormir.
« Je n’avais jamais encore vu autant d’intox et de désinformation. Nous recevions des centaines de demandes de vérification par jour et notre équipe, qui comptait deux personnes, était complètement débordée. » Alyona a alors publié une vidéo sur la page Facebook de Behind the News, expliquant aux lecteurs de la plateforme qu’ils avaient bien reçu toutes les demandes mais qu’il leur faudrait un peu de temps pour toutes les traiter.
Elle s’est ensuite entourée d’une équipe de professionnels, des journalistes, analystes et fact-checkers qui travaillaient tous de chez eux pendant le confinement. Ensemble, ils ont lancé l’initiative « Behind the Pandemic » (Derrière la pandémie). Sur son site coronafakes.com, l’équipe mettait en lumière les intox relatives à la Covid-19, présentant les faits tels qu’ils étaient réellement, ainsi que le processus de manipulation des informations.
En ce début d’année, l’équipe mettait en lumière jusqu’à 50 fake news par semaine et réalisait du fact-checking express de plusieurs centaines de messages envoyés par les abonnés.
Comme l’explique Alyona, Behind the News est né en 2018 dans le cadre d’un projet plus vaste de collaboration avec des bloggeurs et des journalistes lancé par l’Institut régional du développement de la presse, une organisation ukrainienne à but non lucratif.
« Il m’est apparu que l’Ukraine présentait de sérieuses carences à pallier en matière d’éducation aux médias et de compétence médiatique. Les citoyens étaient confrontés à une multitude de mensonges, de désinformation et de fake news dans leur vie de tous les jours, et pourtant personne ne les dénonçait. J’ai voulu apprendre aux gens à vérifier les informations, leur montrer comment nous procédons et leur expliquer comment les actualités et les nouvelles peuvent être manipulées », raconte Alyona lors d'un entretien avec le FEDEM.
Ce qui a commencé comme une campagne hors ligne est désormais une plateforme médiatique en ligne qui enregistre 2 millions de visiteurs chaque mois et 47 000 followers rien que sur sa page Facebook. Cette croissance a été purement organique et la plateforme, qui n’a jamais payé pour donner de la visibilité à ses publications, comptait déjà un solide lectorat deux mois à peine après son lancement.
Alyona relate que la première intox dénoncée par l’équipe à être devenue virale portait sur une allégation affirmant que le gouvernement ukrainien envisageait de remplacer les indemnités de congé maternité par un versement de 5 000 hryvna pour les nounous.
« Nous avons expliqué que le droit aux indemnités de congé maternité était inscrit dans la loi et que le programme pour les nourrices n’était autre qu’un programme supplémentaire expérimenté par le gouvernement. Nous avons également demandé à nos lecteurs de partager notre information avec leurs amis et connaissances, ce qu'ils ont fait. Plus de 400 000 personnes ont pris connaissance de notre info en quelques jours seulement », précise Alyona.
Pour Alyona, le succès de la plateforme repose sur trois facteurs. Tout d’abord, l’équipe emploie un vocabulaire accessible à tous pour aborder des questions complexes particulièrement propices aux fake news. Ensuite, elle a généreusement recours à l’humour et aux mèmes internet. Enfin, elle a établi une relation privilégiée avec son lectorat, des Ukrainiens moyens qui dans un premier temps envoient les fake news à la plateforme et qui ensuite diffusent largement les explications fournies, souvent par le biais de plateformes que Behind the News ne pourrait jamais atteindre.
L’usage de l’humour est délibéré. « Les gens utilisent les réseaux sociaux pour se détendre, pas pour s’ennuyer. Ils veulent du divertissement et ils apprécient les photos et mèmes humoristiques que nous utilisons pour illustrer les fausses nouvelles », ajoute Alyona.
Et d’humour, Alyona n’en manque pas. Formée en relations publiques et communication de crise, elle raconte comment en 2018 elle a elle-même publié un faux communiqué de presse en guise d’expérimentation.
« Une récente étude avait affirmé que 48 % des Ukrainiens étaient capables de distinguer une vraie information d'une fake new. J’ai décidé de prouver que ça n’était pas vrai. J’ai voulu souligner le rôle important que les journalistes doivent tenir en tant que fact-checkers, eux qui sont censés faire le tri des informations avant de les publier. J’ai rédigé un faux communiqué de presse qui faisait dire aux experts d’une fictive Organisation mondiale pour la gestion des océans et de l’atmosphère que des phénomènes de foudre en boule pourraient être observés dans les régions du sud-est de l’Ukraine. Je l’ai envoyé à 160 médias locaux », relate Alyona.
En cinq heures, la fake news d’Alyona avait été relayée par plus de 70 médias régionaux. À minuit, elle avait été également reprise par les médias nationaux. L’une des chaînes de télévision les plus suivies en Ukraine en a même fait un sujet, ce qui n’est pas anodin, fait-elle remarquer, quand on connait la confiance que le public voue à cette chaîne. À terme, ce sont plus de 200 médias dans tout le pays qui ont relayé l’information, et le reportage télévisé a été vu par près d’un demi-million de personnes rien que sur Internet.
Alyona a fini par révéler que le communiqué était un leurre. Comme elle le fait remarquer, l’expérience ne lui a rien coûté, si ce n’est un peu de temps. Elle évoque souvent cet épisode lorsqu’elle s’adresse aux étudiants en journalisme afin de souligner l’importance d’une vérification constante et systématique des faits.
Les liens étroits que Behind the News a tissé avec ses abonnés reposent sur la confiance que ces derniers ont en l’équipe.
« Nos abonnés nous envoient des dépêches qu’ils soupçonnent d’être fallacieuses et ils nous demandent de les vérifier. Nous les remercions pour leur aide et nous sommes toujours honnêtes avec eux. Nous consultons des experts et rédigeons des explications claires sur les faits. Il nous arrive aussi malheureusement de commettre des erreurs, et quand c’est le cas, nous le reconnaissons et expliquons où nous avons failli », précise-t-elle. Ça fait partie du rôle pédagogique de la plateforme et c’est le seul moyen de gagner la confiance des citoyens.
Une subvention versée par le FEDEM a permis à Behind the News de passer un cap difficile dû à la baisse de l’aide provenant des donateurs. Elle a également permis à l’équipe de relancer ses canaux Instagram et Telegram et de publier un bulletin d’information mensuel.
Si la plateforme est essentiellement adressée aux Ukrainiens lambda, Alyona est bien consciente que l’initiative est également un outil pédagogique important pour les étudiants en journalisme.
« Il est crucial que les étudiants comprennent le fonctionnement des informations et de la désinformation. Toutes les informations utiles sont disponibles sur notre plateforme. C’est un bon moyen pour eux d’éviter de servir d’instrument de propagande », insiste-t-elle.
Alyona a plusieurs projets, parmi lesquels lancer une série de podcasts, créer une campagne d'information hors ligne et pourquoi pas, réaliser une série de courts métrages sur les fake news. « Nous avons la confiance des citoyens et quoi ne nous fassions, nous devons la préserver. C’est la clé de notre succès », conclut-elle.