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Sana Yazigi

21 December 2020

Creative Memory : protéger la mémoire collective et artistique de la révolution syrienne

Sana Yazigi a fondé l’archive numérique baptisée Creative Memory afin de mettre à l’honneur l’art et la créativité syriens, ainsi que la liberté d’expression

Sana Yazigi Sana Yazigi photographed by Talal Khoury

Sana Yazigi, Directrice de Creative Memory, parle de perte, de liberté et d’espoir, et elle raconte comment l’art et la créativité peuvent servir d’instruments et de leviers pour raconter et documenter le conflit syrien.

Sana a quitté la Syrie pour Beyrouth à la fin de l’année 2012, au lendemain des premières attaques militaires et alors que la répression exercée par le gouvernement s’intensifiait à l’encontre des voies critiques qui s’élevaient pacifiquement.

Sana reconnaît que vivre loin de son pays, loin de la révolution qui s’y jouait et loin de son peuple a dans un premier temps suscité chez elle un fort sentiment de détresse, de frustration et de culpabilité. Elle s’est aussi sentie investie de l’impérieuse mission de protéger la mémoire des Syriens qui, à travers l’expression, l’art, la culture et la créativité, voulaient envoyer un message politique. Répondant à cette irrésistible nécessité, elle et plusieurs collègues lançaient en mai 2013 Creative Memory, une archive en ligne qui regroupe des œuvres artistiques inspirées par la révolution syrienne.

Aujourd’hui, l’archive compte 34 200 documents et son site Web est traduit en trois langues. Plus de 12 000 de ces documents sont des originaux. On trouve parmi eux des graffitis, des peintures, de la calligraphie, des films, des photographies, des caricatures et même des vidéos, classés dans plus de 20 catégories différentes. La plupart des œuvres ont déjà été présentées sur d’autres plateformes en ligne, et d’autres sont envoyées directement par les artistes.

« La mission de Creative Memory est de documenter ces œuvres. Nous présentons toutes les informations utiles sur l’œuvre, comme l’auteur, la date de création, le lieu et les motivations de l’artiste. Dans notre monde de l’Internet où tout est partagé et souvent des milliers de fois, il est facile de perdre de vue l’identité d’origine des œuvres. Nous recueillons toutes les informations en veillant à les authentifier et à les contextualiser afin de permettre aux visiteurs d’avoir une vue d’ensemble sur l’œuvre et son auteur », explique Sana.

Ce projet compte énormément aux yeux de Sana. Avec Creative Memory, il n’est pas seulement question d’art et de culture. L’archive met en avant toute la pertinence du travail des artistes. Sana est intimement persuadée que Creative Memory est un levier pour la liberté d’expression, qui est pour elle l’une des retombées positives du soulèvement syrien.

CreativeMemory3

Une archive dédiée aux futures générations

Creative Memory ne se contente pas d’être une archive. « Ce projet est également tourné vers l’avenir. Il a pour objectif s de tarir la soif de connaissances que la population ressentira après le conflit. C’est un témoignage », ajoute-t-elle. Pour illustrer la raison d’être de ce projet, Sana aime paraphraser une citation d’Albert Camus : « Nous aurons besoin de centaines de ces témoignages créatifs pour décrire ce que l’on ne peut encore expliquer aujourd’hui », proclame-t-elle.

Ce projet vaut de livre d’histoire et pour l’illustrer, rien de tel que les Murs d’Idlib, une chronologie créée par Creative Memory à partir de graffitis sur les murs d’Idlib. « À la lecture des graffitis, on découvre les événements qui ont eu lieu en Syrie. Ils racontent l’histoire de toute la guerre qui s’y déroule », explique Sana.

Sana reconnaît qu’elle se sent totalement démunie alors qu’elle suit de loin l’interminable conflit dans son pays. Elle sait qu’elle ne peut rien faire de plus que d’attendre et de continuer à travailler mais elle espère qu’un jour la paix sera restaurée en Syrie. En attendant, elle ambitionne à créer une archive qui servira d’outil de mémoire qui permettra aux générations à venir d’avoir une bonne idée de ce à quoi ressemblaient les années de guerre.

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Un projet « atypique »

Dès son lancement en 2013, les donateurs ont mesuré l’importance cet « atypique » projet, comme le qualifie Sana elle-même.
Grâce à une subvention versée par le FEDEM en 2018, Creative Memory a pu recruter deux rédacteurs arabes qui se consacrent à la partie arabophone du site Web, qui est au cœur du projet.

« L’aide du FEDEM et d’autres donateurs a été cruciale pour Creative Memory. En nous attribuant cette aide, nos donateurs attestent du rôle de la culture et des arts dans une société qui aspire au changement. Ils reconnaissent l’effet socio-politique de la créativité et sa capacité à communiquer », explique Sana.

En perspective : un important partenariat avec le MuCEM en France

Juin 2019 a marqué un tournant dans la jeune existence de Creative Memory. En effet, l’équipe fut à cette occasion invitée à participer à un colloque de trois jours baptisé En mal d’archives, organisé par le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (MuCEM), à Marseille, en France. L’événement mettait en avant les pratiques d’archivage non institutionnelles lorsque des individus s’emparent d’un rôle d’archiviste face à certains événements, comme les crises, les guerres et les révolutions).

L’un des thèmes abordés au cours du colloque portait sur la manière dont les citoyens, à travers leur travail d’archivage, contribuaient à l’émergence d'une mémoire collective. Cet événement fut marquant pour l’équipe de Creative Memory car pour la première fois elle prenait réellement la mesure de la pertinence et des répercussions de son projet, né de l’initiative de citoyens ordinaires en dehors de tout cadre académique.

Suite au colloque, le MuCEM a invité Creative Memory à collaborer avec lui sur un projet de partenariat qui prévoit un événement spécial pour marquer le 10e anniversaire de la révolution syrienne, en mars 2021. L’objet à long terme de ce partenariat consiste à apprendre le savoir-faire de l’archivage professionnel, virtuel et physique, ainsi que ses outils.

La Bibliothèque nationale de France se dit également intéressée par le projet de Creative Memory et des discussions sont en cours pour d’éventuelles autres collaborations.

Ce partenariat compte énormément pour Sana et ses collègues. « Nous pourrons bientôt dire aux Syriens que nous sommes équipés pour recevoir leurs documents et leurs supports qui ont toute leur place dans cette archive. Creative Memory pourra faire office d’asile pour l’art provenant également de Syrie, pour des œuvres qui attendent de rentrer chez elles, bientôt », conclut Sana.

 

Crédit photo : Ghaith Alsayed